*16 LUNETTES+COLERE &0 =1 (MYOPE) Le soir du premier jour o j'ai portŽ mes lunettes, je me souviens avoir demandŽ ˆ Maman si je devais les garder pour la nuit. Rigolez si vous voulez, mais il ne m'apparaissait pas comme Žvident de devoir les enlever une fois au lit. Maman, elle, ne comprit visiblement pas trs bien le sens de ma question. C'est peut-tre ce jour-lˆ que quelque chose s'est dŽfinitivement brisŽ entre nous. J'avais imaginŽ que ma myopie rŽcemment dŽbusquŽe se devait d'tre une sorte de sacerdoce, un Žtat dŽsormais immuable et bŽtonnŽ que je me voyais (pas trs bien) colporter, lunettes aux nez, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Maman, qui Žtait trs terre-ˆ-sol, me demanda si c'Žtait pour mieux voir mes rves. "Pffff" soupirais-je en haussant les Žpaules. Les rves existaient bien avant les ophtalmos. Mais ˆ son ‰ge, Maman ne pouvait dŽjˆ plus comprendre ces choses-lˆ. Et moi, je dŽtestais mes lunettes. *14 LUNETTES+ENVIE &1 (MYOPE) =2 (APPAREIL) Etre myope passait encore, mais porter des lunettes Žtait trop pour moi. Voilˆ pour ma premire grande frustration. La seconde grande frustration, du moins durant ma prime jeunesse, fut de n'avoir jamais portŽ d'appareil pour les dents. J'enviais le sourire d'acier et ce charme si particulier, ce petit quelque chose d'indescriptible. A la limite du signe extŽrieur de richesse. Ma foi, mŽtal pour mŽtal, j'aurais bien ŽchangŽ mes montures contre un appareil ˆ redresser les torts dentaires. HŽlas, la Nature en avait voulu autrement. Dieu s'Žtait trompŽ de quelques centimtres dans le sens de la hauteur et m'avait flanquŽ sa tare aux yeux plut™t qu'aux dents. Il avait mal visŽ. Il s'en foutait certainement comme de son premier pardon ("enfant de salaud" lui disais-je ˆ l'Žpoque, sans que jamais il n'ait rŽpondu). J'avais comme le sentiment d'une profonde injustice. Je me trouvais moche ˆ cause de ces saloperie de lunettes ˆ la con. Elles faisaient plus que faire partie de moi, elles Žtaient moi. Celui qui m'aimait aimait d'abord et avant tout mes putains de lunettes, que moi je dŽtestais. J'avais presque irrŽmŽdiablement assimilŽ ma paire de prothses ˆ une partie de mon corps. Mirote ˆ plein temps, binoclarde non-stop. Tout bien rŽflŽchi, j'avais quelque part l'impression d'tre coupable. Sans doute d'autre chose. Certainement, mme. Mais quelqu'un devait payer, vomir et expier cette faute de quelques diximes en pas assez. Evidemment, c'Žtait moi. Et le repentir tardait. *15 LUNETTES+LUXURE &2 (APPAREIL) =3 (SEDUCTION LUNETTES) Pour moi, l'effet que pouvait avoir sur les garons une m‰choire brillant au soleil ne faisait aucun doute. Il en Žtait tout autrement pour les lunettes. Je me souviens mme avoir pris l'attirance que certains Žprouvaient pour moi comme une sorte de dŽsordre, ˆ placer sur le mme plan que la scatophilie ou quelque horreur de ce genre. Je la voyais vŽritablement comme une perversion. Et encore, Žtais-je loin de les conna”tre toutes ˆ l'Žpoque. Ma sŽduction s'opŽrait plut™t MALGRE mes lunettes, qu'ˆ cause d'elles. C'Žtait surtout mes jolies gambettes, si vous voulez mon avis (ainsi que mes petits nichons qui, quand ils eurent poussŽ, en rendirent fous plus d'un). Si j'avais eu un appareil ˆ me mettre sous la dent, tout aurait ŽtŽ bien diffŽrent. *17 LUNETTES+PARESSE &1 (MYOPE) =4 (PLATRE) Pourtant, malgrŽ mes lunettes, j'avoue ne pas avoir ŽtŽ tout ˆ fait desservie par le Seigneur ("C'est un autre nom pour Dieu" me disait ma mre, enfin Maman. Je crois vous avoir dŽjˆ un peu parlŽ de l'un et l'autre). Le Tout-Puissant, quelques mois aprs avoir ŽtalŽ mon infirmitŽ optique au grand jour, se montra provisoirement plus clŽment. Que je vous raconte. C'Žtait dans un gymnase. Vous savez, ces vastes Žtendues placardŽes d'un linolŽum verd‰tre bigarrŽ de lignes jaunes, de lignes en pointillŽs blanches, de lignes Žpaisses en pointillŽs bleus, de lignes fines violettes et de lignes Žpaisses hachurŽes de rouge (reprŽsentant respectivement les limitations des terrains de handball, de tennis, d'un jeu inconnu, de volley-ball et de hockey sur glace, ces dernires restant relativement peu utilisŽes sous nos latitudes tempŽrŽes). C'Žtait donc dans le gymnase, AU gymnase, le gymnase du collge. J'Žtais en sixime, en sixime dans le gymnase du collge. Lˆ, Un professeur d'Education Physique et Sportive (encore que les termes "physique et sportive" puissent tre sujets ˆ caution) faonnait nos petits corps chŽtifs et nos jeunes esprits avides de savoir. Telle Žtait l'exaltante mission que lui avait confiŽ l'Education Nationale (o, avouons-le, la prŽsence du Trs-Haut mentionnŽ ci-dessus s'avre souvent moins immŽdiatement perceptible que celle des dŽcrets ministŽriels fixant les quotas hebdomadaires de sudation). C'Žtait donc ˆ notre tour de nous initier ˆ la franche camaraderie de l'effort collectif. On jouait au handball. On jouait souvent au handball (le filet de volley avait mystŽrieusement disparu ce jour-lˆ). Et moi, j'Žtais remplaante. Mais pas toujours, c'Žtait le roulement: on Žtait trop (et les ŽvŽnements qui vont suivre dŽmontrent, si besoin est, que les dangers physiques liŽs aux phŽnomnes de surpopulation au sein du monde scolaire constituent un des problmes les plus prŽoccupants de la sŽcuritŽ moderne). Je suivais beno”tement le match, sans rŽaliser que -rŽflexion faite- il n'y avait rien de plus ridicule au monde que deux Žquipes de filles de sixime B jouant au handball. Le handball est un jeu dŽbile, et les cuisses des filles de sixime B gigotaient grassement en faisant floc-floc pendant qu'elles dribblaient. Nous Žtions tous bien nourris. Pas moi en particulier, mais en gŽnŽral, oui. Et la tribune sur laquelle, flanquŽe de l'Žquivalent de deux Žquipes masculines, je suivais les gauches Žvolutions de mes congŽnres cuissues, avait du tre conue dans des temps reculŽs o les tickets de rationnement compensaient largement l'excŽdent de masse corporelle liŽ aux semelles de bois. La tribune s'Žcroula sous le poids. (L'attraction terrestre a des raisons que le manque de crŽdit allouŽ ˆ l'entretien de l'Žquipement para-sportif ignore). Tous les gars s'en sortirent indemnes. Sauf moi (qui ne suis pas un gars). Et c'est lˆ que Dieu devient trs fort. Aprs une semaine d'h™pital et un contr™le de franais en mon absence, j'effectuais un come-back triomphal en classe d'anglais le lundi matin, un pl‰tre faonnŽ de frais ˆ ma jambe, deux bŽquilles ˆ mes bras (une ˆ chaque). L'impact de mon accident sportif auprs du microcosme du collge (je dus attendre longtemps avant de conna”tre la signification exacte du mot "microcosme") Žtait sŽcurisante et indŽniable. En mme temps, ce pl‰tre n'Žtait autre qu'un espace immaculŽ offert ˆ l'amicale crŽativitŽ de quelques privilŽgiŽs. Peu ˆ peu, la place s'y fit rare. Un peu comme la crise du logement. On dut m'examiner sous toutes les coutures afin d'y dŽnicher un terrain vierge pour y apposer au stylo bille son paraphe accompagnŽ d'une fleur ou d'un papillon. (Les tags Žtaient moins ˆ la mode qu'aujourd'hui, mais l'esprit y Žtait, et c'est plus hygiŽnique que de pisser partout pour marquer son territoire). Mes nuits restaient nŽanmoins perturbŽes. Je pouvais enlever mes lunettes (qui m'auraient gnŽe pour dormir ˆ plat-ventre), mais pas mon pl‰tre (qui m'obligeait pour un temps ˆ dormir sur le dos, je dŽteste a). Je me souviens mme avoir rvŽ que FŽlix, jaloux des Žgards dont j'Žtais l'objet, ait apposŽ sournoisement au marqueur un certain nombre de grossiretŽs qui bouleversaient et ma rŽputation de jeune fille sŽrieuse et l'harmonie esthŽtique de la zone de travaux qui capuchonnait ma jambe gauche. Ceci reste un mauvais souvenir que je prŽfre ne pas raconter plus en dŽtails... C'est gŽnial d'avoir un pl‰tre. On n'ose plus faire de mal ˆ une ŽclopŽe, on lui pardonne les retards. Tout, quoi. Mme les profs devenaient presque gentils. J'en oubliais mes lunettes. Mais la concurrence Žtait rude (telle est la dure loi de la Vie, me direz-vous). Victime d'un autre accident (une des barres asymŽtriques, celle du haut, s'Žtait brisŽe sous son poids), GŽraldine Marcius, cette salope de GŽraldine Marcius, s'Žtait cassŽ le bras droit (rŽduisant ainsi ˆ nŽant les efforts d'austŽritŽ dŽployŽs afin de rŽsorber le dŽficit de l'assurance scolaire dans le secteur de la classe de sixime B). Mais mes bŽquilles et moi gardions l'avantage. Faut-il prŽciser que devant la recrudescence des accidents, ma mre songeait ˆ faire venir un exorciste afin de dŽsenvožter le collge pendant que Police-Secours envisageait d'ores et dŽjˆ d'y installer une permanence. Ne pouvant pas courir, j'Žtais uniquement dispensŽe de sport. Ne pouvant pas Žcrire, cette merluche de GŽraldine Marcius s'Žtait quelque peu dŽtachŽ du quotidien des cours de maths ("Ce n'est pas parce que tu as un pl‰tre que tu es dispensŽe de suivre" lui grinait la prof. "Hein, quoi?" rŽpondais-je interloquŽe, puisque que je suivais parfaitement. ("C'est ˆ Mademoiselle Marcius que je parle" rŽpliquait-elle en montrant les canines ˆ l'intŽressŽe). Doit-on voir dans la disparitŽ des ce deux exemptions l'Žternelle querelle opposant les manuels aux intellectuels? La question reste posŽe. *11 LUNETTES+ORGUEIL &1 (MYOPE) =5 (HYACINTHE) Moi-mme, je me le demande. Comment ai-je pu vivre aussi longtemps sans m'apercevoir de mon handicap? Car il faut bien parler de handicap. Le mot est l‰chŽ, il est dur, je sais, mais il faut tre forte: Je suis une dŽficiente visuelle contrainte d'intercaler une prothse entre mes rŽtines et la rŽalitŽ. C'est lˆ une concession au monde occidental moderne que nous nous devons d'accorder: si j'avais vŽcu dans une sociŽtŽ primitive (situŽe grosso-modo avant l'invention de la correction oculaire), j'aurais ŽtŽ tout de mme bien emmerdŽe. Comment aurais-je pu passer mon bac et mon permis de conduire? Comment aurais-je pu apprendre ˆ tricoter? Sans compter que, privŽ de ressources pour subvenir correctement aux besoins de sa famille, mon ophtalmo aurait sans doute eu du mal ˆ s'intŽgrer et aurait sombrŽ rapidement dans la petite dŽlinquance. Mais il est curieux que de toutes les prothses, palliant chacune ˆ l'atrophie d'un sens ou d'une fonction prŽcise, les lunettes soient encore celles qui classent le moins comme assistŽ mŽdical. Les moins honteuses, en somme. Pourtant, elles se remarquent plus qu'un dentier, n'innovent pas aussi significativement que le sonotone dolby-stŽreo de grand-pre Hyacinthe, et font moins viril qu'une jolie moumoute. Alors pourquoi? *11 LUNETTES+ORGUEIL &3 (SEDUCTION LUNETTES) =0 En fait, les binasales sont les seules prothses qui peuvent aussi servir ˆ draguer. Mais j'ai mis du temps ˆ m'en rendre compte. Car les hommes d'aujourd'hui sont bien diffŽrents des garons d'hier, du moins dans le domaine prŽcis de l'apprŽciation du sex-appeal vitrier (je parle des hommes de gožt, bien entendu. Ceux qui ont compris que l'esprit des filles myopes et autres hypermŽtropes -mais surtout des myopes- surnage au-dessus de la meute visqueuse et grouillonde de la commune des visuelles. Les sondages le prouvent, c'est inattaquable. Reste ˆ savoir si c'est valable aussi pour les mecs). Voilˆ pourquoi, entre parenthses, j'ai prŽfŽrŽ renoncer ˆ des verres de contact trop peu voyants: ˆ quoi bon subir tous les inconvŽnients de l'atrophie visuelle sans en avoir aucun des avantages? Au fil du temps, j'ai appris ˆ tenir ˆ mes lunettes comme ˆ la prunelle de mes yeux. En attendant, pas mal s'en sont mordu les doigts de ne pas pouvoir me lŽcher les pieds et faire en mme temps de l'Ïil ˆ mes deux ronds de verre. Les grands fous... *13 LUNETTES+GOURMANDISE &1 (MYOPE) =7 (ALLERGIES FELIX) Surtout n'allez pas croire que c'est gr‰ce ˆ une frŽquentation assidue des Žtablissements scolaires que ma myopie fut dŽpistŽe. Il ne me reste de l'Žcole qu'une ma”trise ˆ peu prs satisfaisante de la langue franaise et le souvenir de deux ou trois suons. Bien sžr, il y avait les visites mŽdicales (les Žlections des chefs de classe sont faites pour nous habituer plus tard au suffrage universel, et les visites mŽdicales ˆ la mŽdecine du travail). Sans que nous ne sachions ni l'une ni l'autre que j'Žtais aussi myope qu'un plat de nouilles, Maman remplissait chaque annŽe un pli confidentiel pendant que je remplissais un flacon d'urine, tous deux destinŽs ˆ tenir les plus hautes instances mŽdico-scolaires au courant de mon Žtat de santŽ. Je me suis longtemps demandŽ pourquoi, une fois que j'eus passŽ la serpillire dans les toilettes, Maman me remettait ce pli džment cachetŽ, puisqu'il n'y avait rien de secret. Avec le recul du temps, je crois avoir compris pourquoi elle prenait soin de colmater le document: par tact. Disons par soucis d'ŽgalitŽ envers les autres Žlves. Imaginez la gne de mes camarades cachant des maladies honteuses, rendus d'un coup suspects en comparaison de la transparence que mon Žtat sanitaire me permettait. Plus de lettres ouvertes. Et chacun-chacune de s'agripper ˆ ses enveloppes bleu varices pliŽes en deux, aux lisires solidaires et ondulŽes de salive parentale. A chaque visite mŽdicale au collge, je me souviens avoir remarquŽ que l'enveloppe confidentiel-dŽfense de FŽlix Žtait plus grosse que la mienne. Maman devait sans doute ajouter des feuilles supplŽmentaires tellement il Žtait malade (il Žtait allergique au lait, ˆ l'eau, au sucre, ˆ l'air, ˆ sa propre sueur et couvait sans cesse une grippe ou quelque chose d'approchant, enfin tout sauf myope). Remarquez malgrŽ tout qu'il ne connut ses premiers problmes d'acnŽ qu'ˆ l'‰ge de vingt-quatre ans. Une visite mŽdicale, c'Žtait surtout deux ou trois heures de cours qui sautaient. Personne n'avait jamais rien. Les porteurs de lunettes restaient myopes et, moi, je rŽcitais par cÏur le tableau de test pour la vue (je me souviens que a se termine par Z et U, a va me revenir). Vous avez tous fait a avant moi. La vue est un sens relatif. Rien ne m'a jamais dŽmontrŽ que ma mre voyait le rouge de la mme faon que moi (FŽlix est daltonien, c'est encore autre chose). Je voyais la vie comme une toile impressionniste: c'Žtait un peu flou, mais pas dŽsagrŽable. Comment aurais-je pu savoir que Dieu prŽfŽrait la ligne claire? Les moyens de comparaison manquaient entre ma vue et la rŽalitŽ divine qui s'offrait ˆ mon regard. C'est pourquoi lors du premier jour de ma nouvelle vie de miraculŽe de l'ophtalmologie, je pus pour la premire fois reconna”tre mes parents autrement qu'ˆ l'odeur. *15 LUNETTES+LUXURE &8 (JOCELYN) =9 (AMOUR SANS LUNETTES) Mais ds lors qu'il est Žtabli que j'ai pris l'heureuse habitude de retirer mes lunettes pour dormir, sans doute vous demandez-vous (puisqu'on en est ˆ parler gaudriole) si je les garde, ou non, pour faire l'amour. ConsidŽrons le problme selon la prŽsence de certains paramtres. Il se peut, par exemple, que l'on choisisse dŽlibŽrŽment d'Žteindre la lumire. Soit pour faire plaisir ˆ l'un des deux belligŽrants se voulant plus sensuelolfactif que visuel, soit pour Žconomiser l'ŽlectricitŽ (l'autre dŽsirant systŽmatiquement que la lumire soit gardŽe en l'Žtat, allant parfois jusqu'ˆ rŽclamer l'ampoule 100W de la lampe du salon afin de savoir o il met les pieds durant les Žbats). (Pour simplifier, nous n'Žtudierons que les cas de figure ˆ deux personnes dans le plus simple appareil). Il nous faut Žgalement considŽrer l'hypothse selon laquelle l'action se dŽroule en plein jour ou lorsqu'un accord bilatŽral ˆ ŽtŽ conclu afin de laisser fonctionner l'Žclairage artificiel. On le voit, les sujets de discorde ne manquent pas. C'est pour cette raison que l'arrivŽe sur le marchŽ des lampes halognes ˆ intensitŽ modulable a permis ˆ nombre de couples de se rencontrer en terrain neutre et d'apprŽcier le compromis et le romantisme jamais dŽsuet de la lumire tamisŽe. La question s'est toujours posŽe ainsi (je n'ai certes pas toujours portŽ de lunettes, mais ma sexualitŽ a vu le jour aprs ma vie de myope. Je ne rŽponds de rien si le destin en avait dŽcidŽ autrement). Quoi qu'il en soit, je vŽnusse souvent dans le noir et toujours sans lunettes. En contrepartie, il m'arrive frŽquemment de ne retirer mes app‰ts correcteurs qu'en dernier. Histoire de garder le meilleur pour la fin. Avouons-le, Jocelyn ne m'aime pas que pour mes lunettes. J'ai aussi d'autres choses pour moi. Mais de toutes mes qualitŽs, ma myopie est celle qui saute le plus vite aux yeux. *12 LUNETTES+AVARICE &1 (MYOPE) =0 J'ai mis du temps ˆ me rendre compte que ma sÏur JosŽphine n'avait pas d'odorat. J'ai mis du temps ˆ tre au parfum. Comprenez-moi, la cŽcitŽ peut se voir, la surditŽ s'entendre, la connerie se comprendre, l'anodorat ne se sent pas. C'est pourtant un handicap comme un autre, mais qui a la particularitŽ de prŽsenter parfois des avantages, notamment dans le mŽtro. Enfin moi, je suis bien myope, et mon nez sert aussi ˆ porter mes lunettes. Chacun son truc. Mais infirmitŽ pour infirmitŽ, la mienne me revient visiblement plus cher. Que voulez-vous, les montures minimum-social de la sŽcuritŽ vitale ne vous donnent que le droit de voir les autres vous voir avec de vilaines lunettes. Pour la sŽcu, la correction est un devoir civique mais la beautŽ, un luxe. *23 CUILLERE+GOURMANDISE &7 (ALLERGIES FELIX) =10 (PETIT DEJEUNER PERE) C'Žtait surtout le soir au d”ner que nous pouvions nous voir tous ensemble. Il y avait Papa, en bout de table, Maman, FŽlix, JosŽphine et moi. Pas Žtonnant que nos histoires aient souvent tournŽ autour de la boustifaille. Mon pre se levait t™t pour aller au turbin. Trop t™t pour prendre le petit-dŽjeuner avec nous. Ce n'est que pour tre tombŽ du lit deux ou trois fois que j'ai pu voir sa bobine du matin. Pendant que les autres finissaient d'accomplir leur nuit, je me retrouvais en tte-ˆ-tte avec mon papa. Pour une petite demi-heure, le temps qu'il enfile son jus, Žcrase quelques biscottes et lacre une orange avant de passer son trench-coat et de prendre l'escalier en m‰chant ses dernires munitions. Je me souviens, c'Žtait bien de prendre son petit-dŽjeuner seule avec Papa, avant le lever du reste du monde. Si j'avais su, j'aurais fait plus de cauchemars pour me rŽveiller et l'entendre ne pas oser me parler. *26 CUILLERE+COLERE &11 (IMPORTATIONS FELIX) =0 FŽlix et moi partagions la mme chambre. Je me souviens qu'il avait bricbroquŽ un rŽveil solaire (reliŽ au secteur pour la nuit) qu'il mettait ˆ brailler ˆ six heures pŽtantes. Il fallait bien qu'il serve disait-il, comme dŽsolŽ de me priver au nom de la science de mon six ˆ sept matinal. Comme FŽlix mettait bien un demi-cadran pour Žmerger du cirage, et que nous partagions la mme chambre et le mme rŽveil, c'Žtait toujours moi la premire levŽe. Il dŽbarquait ensuite, frais comme un gardon (au moins, lui, il dormait). Encore un matin ˆ la noix bien gratinŽ. -Hummm, bonjour lˆ d'dans! clama-t-il, sans que le fait de m'avoir rŽveillŽe une fois de plus trouble le moins du monde sa conscience. Sa bonne humeur n'augurait rien de bon. Elle frisait mme l'indŽcence. En fait, on craignait toujours le pire. -Putain, commence pas ˆ faire chier, dis-je. -Hummm... Toi, tu es de mauvaise humeur! rŽpondit-il, en me grattant le menton d'un air narquois. Je le repoussais vigoureusement, il tournoya sur lui-mme et s'Žcrasa contre la plante verte. Une sorte de pissenlit gŽant, entreviandŽ de testicules ros‰tres, dont je n'ai jamais pu retenir le nom. J'aurais voulu qu'elle soit carnivore. -Putain, arrte de faire chier. -Hummm, t'inquite pas sÏurette, j'ai ce qu'il te faut, l‰cha-t-il d'une mine radieuse. (C'Žtait effarant, rien ne pouvait le dŽmonter). -Putain FŽlix, tire-toi o je te casse la gueule. -Hummm, c'est normal que tu sois de mauvaise humeur, tu as des problmes de peau! -Putain de merde! Et ton trou du cul, il a des problmes de peau? (la prŽsence de mon frre me poussait souvent ˆ certains Žcarts de langage). Maman entra, encore dans le sirop d'orgeat. "Bordellll!" (C'Žtait Maman qui voyait FŽlix, le galbŽ dans la mŽlasse de la plante verte. Ce dŽgueu en avait foutu partout sur la moquette). "Oh bordel, a va chier" continua-t-elle sourdement en dedans, mais d'une faon nŽanmoins dŽcidŽe. "Oh bordel, a va chier..." bissa-t-elle comme si nous n'en Žtions pas dŽjˆ convaincus. -Bordel, qui a fait a!? (‚a y est, elle Žtait rŽveillŽe). Maman scruta la pice et fit un panoramique entre FŽlix et moi. Ses yeux s'exorbitaient d'eux-mmes. -Putain Maman, tu vois bien que c'est ce connard qui sait pas o il fout les pieds! -Hummm, alors lˆ permets-moi de protester, c'est toi qui m'a poussŽ, soyons honntes!, se dŽfendit-il. Maman se tourna vers moi, les narines en cocotte. -Putain Maman, dŽconne pas, je suis super nerveuse en ce moment, c'est normal, j'ai mes rgles. Putain FŽlix, dis-lui que j'ai des boutons! -Justement, sÏurette, si tu m'avais laissŽ finir ma phrase j'aurais pu te parler d'une excellente crme Žpidermique rŽgŽnŽrante que je compte importer des Etats-Unis... -Putain, mais tuez-le! Maman voulut casser quelque chose, se ravisa, puis s'effondra sur le canapŽ Ikea que Papa avait montŽ lui-mme. C'Žtait le seul cas o un germe de consensus pouvait se crŽer entre FŽlix et moi. Elle sanglotait en Žgrenant la litanie des grands jours, composŽe en gros de "Qu'est-ce que j'ai fait au Bon Dieu pour mŽriter a" et de "Vous allez me rendre folle, comme si j'avais pas assez de problmes", le tout noyŽ de marmonnages ˆ usage interne que nous nous gardions de dŽcoder. C'est vrai. FŽlix la rendait folle. *23 CUILLERE+GOURMANDISE &7 ALLERGIES FELIX =12 FELIX PAS LAIT La plupart du temps, nos petits dŽjeuners familiaux Žtaient calmes. Enfin, relativement. Papa n'Žtait pas lˆ et nous Žtions entre femmes pour tenir tte ˆ FŽlix (eh oui, la solidaritŽ fŽminine, a existe). Moi, j'avalais tranquillement mes corn-flakes (avec du sucre de canne) en faisant scrounch scrounch. JosŽphine qui est plus jeune ne peut pas comprendre: FŽlix et moi sommes de la gŽnŽration qui n'a pas toujours connu les corn-flakes. FŽlix ne supportait par les corn-flakes. Ou plut™t le lait qu'on devrait mettre avec. Raisonnons froidement: vous trouvez que c'est normal, vous, de tomber dans les vaps rien qu'ˆ l'odeur de ce liquide blanc et innocent? FŽlix, oui. Du coup, la smala avait dut se plier au corn-flakes et au petit noir blanchis d'une solution spŽciale, une mixture introuvable ailleurs qu'en pharmacie et qui ponctionnait lourdement le budget familial. En tant qu'a”nŽe, j'avais ŽtŽ la seule ˆ pouvoir m'adonner aux joies de la tŽtŽe. Durant notre vie ˆ la maison, JosŽphine n'a connu le vrai gožt de l'Ovomaltine qu'en quasi-clandestinitŽ, lors des rares moments o FŽlix nous foutait la paix. "Putain Maman, beuglais-je, tu te rends compte que ton fils supporte pas le lait! Mme celui que tu tirais de ton sein, de Femme, de Mre, mme a, a le faisait gerber! Putain, a veut bien dire quelque chose quand mme! Abandonne-le j'te dis, fous-le ˆ la SPA, tu vois pas qu'il nous a dŽjˆ fait assez souffrir?" Mais Maman refusait de m'Žcouter. *22 CUILLERE+AVARICE &10 PETIT DEJEUNER PERE =13 VISIONS JOSEPHINE C'Žtait un soir. Et comme tous les soirs, on mangeait. C'est un rituel que nous avions l'habitude d'observer ˆ la nuit tombante. JosŽphine, que je parle d'elle, n'a jamais ŽtŽ trs dangereuse. Mais elle Žtait, surtout ˆ cette Žpoque, disons bizarre. Pas dangereuse, mais bizarre. Petite dŽjˆ, elle gigotait souvent devant la tŽlŽ avec un pull jaune sur la tte, pour nous se faire croire qu'elle Žtait blonde aux cheveux longs. Qu'on ne vienne pas me dire ensuite que la pesanteur sociale n'existe plus. En fait, le pull Žtait noir ˆ rayures jaunes, mais l'idŽe y Žtait. Ca lui donnait un c™tŽ gupe. Je me souviendrais toujours de ce soir-lˆ. La tŽlŽ Žtait en panne, FŽlix se tenait tranquille. Autant de conditions rŽunies pour que quelque chose d'extraordinaire arriv‰t. A travers le plafond, on profitait du journal du soir des voisins du dessous. Les loyers Žtaient modŽrŽs et les parois minces, on partageait tout. FŽlix s'engoinfrait de sauce de soja au riz spŽcial non traitŽ par bolŽes entires (il Žtait aussi allergique au poisson). -Il y a des arrtes dans le poisson, fit remarquer JosŽphine. C'Žtait vendredi. -Si t'aimes pas, t'es pas obligŽe de les manger, rŽpondis-je. -Zohra, empche ton frre de manger avec les doigts, s'indigna Maman en finissant bruyamment sa bouchŽe. -JosŽphine, tu veux bien dire ˆ notre cro-magnon d'arrter ses conneries, transmis-je machinalement pendant que je me versais un verre d'eau. -Humpf? rŽpondit FŽlix, qui aurait mangŽ avec les oreilles s'il avait pu. -JosŽphi... Ma sÏur n'Žcoutait plus. Elle Žtait dŽjˆ ailleurs... JosŽphine dŽglutit, son corps sembla se raidir, son visage -d'habitude si jovial- se cramponna sur la position "effroi". -FŽlix, arrte de bouffer, JosŽphine a des palpitations! -Pas ˆ son ‰ge, fit FŽlix sans dŽcoller de son assiette. -Regarde, elle a dŽjantŽ ou quoi? -Arrte de faire l'andouille, c'est pas dr™le... l‰cha FŽlix, qui Žtait passŽ ˆ la compote de pomme biologique. Mais JosŽphine ne faisait pas l'intŽressante. Enfin si, mais sans doute involontairement. Ses membres s'agitrent, comme surjonctŽs, renversant au passage la compote de FŽlix. -Et merde... admit-il, comme navrŽ. Allez pas dire que c'est de ma faute cette fois-ci... Je me foutais de la compote. De toutes faons, Maman devait laver la moquette prochainement. Je fixais ma frangine. Maintenant, JosŽphine se tenait immobile, les paupires au garde-ˆ-vous. Comme dans les films d'horreur, elle psalmodia une formule incomprŽhensible, un r‰le rugueux comme une pierre tombale mal entretenue (elle qui, d'ordinaire, serait plut™t du rayon tessiture micro-volatile). -Toi, tu regardes trop la tŽlŽvision, glissa FŽlix qui ne comprenait rien ˆ rien. Aprs un silence, la chaise se renversa et JosŽphine s'Žcroula dans la compote. -Eh dis, Zohra, tu crois qu'elle est morte? C'est dans des moments pareils que j'avais envie de torturer ˆ mort mon frre (en temps normal, je me serais contentŽe de le supprimer sans le faire souffrir). -JosŽphine, rŽveille-toi! C'Žtait la premire fois que je voyais quelqu'un dans les choux. Et il fallait que ce soit ma sÏur. Elle ouvrit les yeux. -Je l'ai vue, je l'ai vue! -Qui a? -Je l'ai vue, je l'ai vue! -Mais putain, qui a! -Grand-Mre Rosalie! -Tu pourrais pas avoir un peu de respect pour les morts, non? -FŽlix t'es vraiment un con. Tu vois pas que t'as une sÏur mŽdium? -Faudrait savoir ce qu'elle veut devenir, hier c'Žtait puŽricultrice. A ce moment-lˆ, j'Žtais la seule ˆ la croire. -Papa, si on avait dŽjˆ fait rŽparer la tŽlŽ, tout a serait pas arrivŽ. -JosŽphine, tu veux que je te dise? Tu es une exaltŽe, sentena Papa. -Je te rappelle que c'est ˆ toi de faire la vaisselle, dit Maman qui ne s'en laissait pas compter. JosŽphine fit la vaisselle. Mais plus rien ne fut jamais vraiment comme avant. *27 CUILLERE+PARESSE &13 VISIONS JOSEPHINE =0 Le samedi, c'Žtait le jour des courses. Au retour de l'Žcole, on attendait comme des glands celui de Maman, qui revenait de l'Hyper les bras chargŽs de victuailles, exprimant ainsi de faon trs terrestre sa nature gŽnŽreuse. Entendons-nous bien. Maman n'a jamais ŽtŽ vraiment grosse de corps. C'est plut™t en-dedans. Elle est grosse de l'intŽrieur, si vous voyez ce que je veux dire. -Zohra, tu pourrais quand mme m'accompagner de temps en temps. -Maman, j'y peux rien! Il faut que j'aille m'instruire au bahut et avoir plein de fric plus tard. Pense un peu ˆ mes enfants, tu veux les faire crever de faim avant mme qu'ils soient nŽs? -Arrte de penser ˆ tes gosses, je veux pas que tu deviennes comme moi. -Et puis tu sais, Maman, les courses c'est marrant au dŽbut et puis aprs on s'en lasse... -Pourtant, c'est ˆ l'a”nŽe de se dŽvouer pour le bien de la cause commune. -FŽlix, consacre plut™t ton Žnergie ˆ fermer ta gueule, tu veux? JosŽphine papillonnait gaiement autour de Maman tandis que FŽlix commenait ˆ farfouiner ˆ l'intŽrieur des sacs en plastique. -Arrte de toucher ˆ tout! -Des vŽritables sablŽs anallergisants Vitamix ˆ l'extrait d'algue, fit cependant FŽlix. -Bouffe-les, tes machins, et nous fait pas chier, rŽpondit Maman dŽjˆ bien fatiguŽe. -Fais voir? -Pas touche, JosŽphine! Ces pitances ne concernent pas les mŽdiums aussi peu sensibles que toi aux rŽalitŽs bassement matŽrielles! -On dit "les media" au pluriel, sans "s" ˆ la fin, pauvre mec. -De toutes faons personne n'aura mon paquet de Vitamix. -Fais pas sembler d'aimer a, c'est les seuls qui te filent pas des chaudes-pisses. J'ai un frre anormal, il faut s'y faire. -Moi, je prŽfre les g‰teaux normaux, conclut JosŽphine. *26 CUILLERE+COLERE &7 ALLERGIES FELIX =0 Avec ses allergies, FŽlix Žtait mortel. Et vraiment invivable. C'est pour a que tout le monde le dŽtestait ˆ la maison. C'est pour cette raison aussi, que le jour o il s'affala dans les rutabagas, j'ai eu peur qu'il ne simul‰t ˆ nouveau une mort violente. Il m'avait dŽjˆ fait le coup, pour tester ma fraternitŽ de grande sÏur, m'avait-il dit. J'Žtais dŽcidŽe ˆ ne plus me laisser avoir. -Maman! hurlais-je sans conviction, dŽsirant que Maman constate, le cas ŽchŽant, elle-mme le dŽcs. -Tu peux pas te dŽplacer, non? rŽpondit l'autre bout de l'appartement. -Moi oui, mais FŽlix est dans la sciure! Maman galopa, son tablier ˆ la main. -Regarde Maman, il bouge encore! -Merde! Elle resta pŽtrifiŽe, arrtŽe sur l'image. Etait-ce l'idŽe de la mort prochaine d'un fils qui frappait la mre ou simplement la perspective d'un seuil incompressible de frais d'inhumation qui travaillait la gestionnaire du budget familial? -Mais qu'est-ce qu'il lui est arrivŽ? Je saisis FŽlix par le col, il n'Žtait peut-tre pas trop tard pour le faire parler. -Qu'est ce que t'as encore bouffŽ, hein? FŽlix Žtait violet. Il nous avait dŽjˆ fait des pustules jaunes ˆ cause de la sauce tomate cuisinŽe ˆ l'italienne ou des plaques noires avec les raisins secs, mais jamais il n'avait poussŽ le rŽalisme aussi loin qu'avec l'ananas. FŽlix rŽpondit dans un r‰le plaintif. -Je crois... Je crois que c'est la confiture! -Maman, tu entends? Il a bouffŽ ma confiote d'ananas! On t'avait dit de pas y toucher! -Il faut appeler le centre anti-poison, vite! Zohra, trouve-moi le bocal! -Mais pourquoi ils marqueraient le tŽlŽphone du truc anti-poison sur un produit co-mes-tible! C'est sur les liquides pour chiottes, ou dans l'annuaire... Maman se prŽcipita sur la porte des WC. -JosŽphine, ouvre-moi! -Attends! rŽpondit-elle, comme ŽnervŽe par une impatience mal venue. -JosŽphine, tu vois le liquide ˆ c™tŽ de toi? -Le truc vert fluo? -Oui, regarde au dos, il doit y avoir le numŽro du centre anti-poison! -Tu as de quoi noter? -Zohra, va me chercher de quoi noter! -Je peux pas, j'assiste FŽlix dans ses derniers instants! Maman voulu me dire quelque chose de mŽchant, mais prŽfŽra se prŽcipiter sur le calepin ˆ c™tŽ du tŽlŽphone. -JosŽphine? Donne le numŽro! s'Žpoumona Maman, coincŽe de l'autre c™tŽ de l'appartement (le stylo du tŽlŽphone Žtait en effet reliŽ au mur par un fil Žlastique trop court pour permettre ˆ Maman de regagner son poste devant la porte des toilettes. -Tu veux le numŽro de Paris ou de Province? rŽpondit JosŽphine qui n'avait toujours pas terminŽ. Je me demandais pourquoi ma sÏur, pourtant si mince, pouvait chier aussi longtemps. Je me demandais aussi pourquoi Maman n'avait toujours pas prŽcisŽ ˆ JosŽphine que c'Žtait une question de vie ou de mort. C'Žtait peut-tre Žvident, on n'appelle pas le centre anti-poison si on n'a pas d'empoisonnŽ ˆ la maison. -JosŽphine!! Celui de Paris!! -Comment?? rŽpondit-elle. -Celui de Paris!! intermŽdiais-je, puisque placŽe ˆ mi-distance entre le tŽlŽphone du salon et les toilettes. -777 77 77!! hurla JosŽphine ˆ travers la porte. -Comment?? demanda Maman accrochŽe au tŽlŽphone. Pendant un quart de seconde, j'avoue avoir ŽtŽ tentŽe de transmettre un faux numŽro. -777 77 77!! criais-je en direction de ma mre. -Zohra... -C'est pour tes dernires volontŽs, FŽlix? -Zohra... J'ai... J'ai pas pu rŽsister... Vous embtez pas pour moi, c'est rien... Dans un Žclair de luciditŽ, FŽlix avait rŽalisŽ ˆ quel point il pouvait nous emmerder. -Dis Zohra? Tu me comprends, hein? -Mais oui, je te comprends. -Mais non, tu peux pas comprendre... FŽlix fut emmenŽ ˆ l'h™pital. Il survŽcu. Dans l'ambulance, JosŽphine suggŽra qu'on en profite pour lui enlever les amygdales et l'appendice (elle ne connaissait pas encore la circoncision). Quand ˆ moi, c'est ˆ la prŽsence de Maman que je dois de ne pas avoir demandŽ les tarifs de l'euthanasie au personnel mŽdical. *24 CUILLERE+ENVIE &10 PETIT DEJEUNER PERE =0 Il n'y a pas trs longtemps, toute la tribu a ftŽ les cinquante ans de mon pre. A force de s'y agglutiner tous les jours, on ne voit pas vieillir ses parents. Certains finissent mme pas devenir moins vieux que leurs enfants. Si les ftes de fin d'annŽe ont toujours ŽtŽ plus ou moins passŽes par dessus la jambe, nous avons toujours marquŽ les anniversaires, ˆ plus forte raison quand il s'agissait d'un compte rond. Alors, on a fait une grande bouffe et on s'en est collŽ jusqu'aux yeux, sauf JosŽphine qui surveille dŽjˆ sa ligne. Cinquante ans. C'est important, un demi-sicle. Je sais, la moindre fraction de sicle vous dŽcrŽpit n'importe qui. A vingt-cinq ans on irradie plein gaz de JuvŽnile, ˆ son quart de sicle on se sent dŽjˆ des courbatures. Alors, pensez-vous, cinquante bouŽes c'est un cap difficile ˆ passer. Les enfants grandissent et les adultes vieillissent. Mais comme nous n'Žtions dŽjˆ plus tout ˆ fait des enfants, on a essayŽ tous les trois de lui remonter un peu les amarres. FŽlix lui dit que s'il voulait devenir centenaire, il avait dŽjˆ fait la moitiŽ du boulot, mais que le plus dur restait ˆ faire. Pour JosŽphine, Papa n'est pas si vieux et ne l'a jamais vraiment ŽtŽ. Maman n'a rien dit de ce genre, du moins pas en notre prŽsence. Pour moi, si Papa n'est pas encore vieux, il finira quand mme fatalement par l'tre un jour. Et si on postule que "vieux" est le contraire de "jeune", et que l'espŽrance de vie moyenne est d'environ soixante dix ans pour un homme, comment peut on ne pas tre vieux ˆ vingt annŽes statistiques de sa mort alors qu'on est encore jeune vingt ans aprs sa naissance? Sur le coup, un peu de champagne m'Žvita ces interrogations. *22 CUILLERE+AVARICE &11 IMPORTATIONS FELIX =0 Notre Žtat mental se rŽduisait en blŽdina au fur et ˆ mesure que FŽlix projetait de faire venir des gants ˆ vaisselle sexy ˆ couture de Hollande ou de crŽer lui-mme des disquettes cubiques ("Tu te rends compte? Avec six faces, on triple la capacitŽ de stockage!" qu'il disait). -Tu sais reconna”tre le gŽnie des autres, t'es pas sectaire... Mais tu vas encore aggraver le dŽficit commercial, avec tes conneries! Je me foutais comme d'un trognon du dŽficit commercial, mais tous les prŽtextes Žtaient bons pour emmerder FŽlix. D'ailleurs beaucoup de ses projets n'avaient jamais dŽpassŽ le stade du fantasme. -Zohra, arrte de contrarier la fibre entreprenante de ton frre, disait Maman. -Sans compter que j'ai moi-mme quelques inventions ˆ mon actif, prŽcisait FŽlix. Mon presse-purŽe/essoreuse ˆ salade est un exemple de polyvalence pour tout l'ŽlectromŽnager moderne. FŽlix apprenait des phrases dans les catalogues du BHV qu'il Žtait capable, comme a, de rŽpŽter par cÏur. -Ecoute Zohra, si a peut soigner ton frre d'inventer ces trucs et de vouloir importer tous ces machins, tu peux bien accepter ce petit sacrifice, me disait Maman en me prenant ˆ parti. Maman aurait fait n'importe quoi pour faire plaisir ˆ FŽlix. Mais c'Žtait avant qu'elle ne manque de s'Žborgner avec son dŽcoupe-ananas tŽlescopique. Depuis, la purŽe a cessŽ d'avoir ce dr™le de gožt. *21 CUILLERE+ORGUEIL &11 IMPORTATIONS FELIX =0 -Dis, Zohra? Quand FŽlix me demandait "Dis, Zohra?", en me prenant rituellement par le bras, je savais que je pouvais craindre le pire. -Qu'est-ce qu'on fait quand on fait cuire un steak? -Ben, on prend une pole. -Je reconnais bien lˆ ta logique fŽminine... Et sur le steak on met quoi? -Je sais pas, moi... Le couvercle de la pole, non? Je n'arrivais pas ˆ deviner o il voulait exactement en venir. -Oui mais juste sur le steak, tu ajoutes du?? -Du sel? -Oui!! Et puis aussi? -Bin... Du poivre? -Voilˆ!! jubila-t-il -Et c'est a que tu viens de dŽcouvrir? Fallait pas t'Žnerver pour si peu. -Ajouter du sel ET du poivre nŽcessite deux opŽrations, en multipliant a par le nombre de steaks cuits chaque annŽe, tu te rends compte de la perte de temps globale? -Non, j'ai du mal. Par contre je vois que a fait cinq minutes que... -Pourquoi ne pas commercialiser dans un rŽcipient design et hermŽtique un mŽlange sŽlectionnŽ de poivre et de sel? -Mais c'est con, ton idŽe! -Et la vinaigrette toute faite que tu achtes ˆ l'Hyper? Qu'est-ce que c'est ˆ part du vinaigre ET de l'huile? -Si, c'est aussi du poivre et du sel. -Tu vois, on y revient toujours! -Ouais mais a se tient pas, ton idŽe. On peut pas doser le sel et le poivre... -C'est justement ce qui va me permettre de lancer diffŽrents modles sur le marchŽ: par exemple ˆ 25 ou 50% de poivre, selon les gožts! Bien sžr, il existera pour les connaisseurs exigeants une ligne haut de gamme de grains et cristaux ˆ moudre, conservant ainsi tout l'ar™me du vrai sel et du vrai poivre! FŽlix marqua un temps d'arrt. -J'effectue actuellement des Žtudes de marchŽ afin de conna”tre l'impact qu'aurait un mŽlange tricŽphale sel-poivre-herbes de Provence ainsi qu'un autre, destinŽ aux jeunes, parfumŽ ˆ l'ananas. FŽlix savait pousser trs loin l'abnŽgation au profit de la science. Il Žtait AUSSI allergique au poivre. *31 COEUR+ORGUEIL &9 AMOUR SANS LUNETTES =14 PREMIERE FOIS1 Je ne sais pas si vous avez dŽjˆ fait l'amour. Moi, oui. Vous le savez. Je me souviens trs bien de la fois o c'Žtait la premire. A l'Žchelle d'une vie, c'Žtait il n'y a pas si longtemps. Quelle connerie cette lapremirefois. On nous sert de la carabistouille en gros sur cette fille de pute de premire fois. Avant, on croit qu'on devient diffŽrent aprs. C'est faux. Je sais, j'ai essayŽ. Et je suis toujours la mme. Ce n'est pas de faire l'amour qui fait grandir, c'est d'tre seul. Peut-tre que je n'ai pas beaucoup grandi parce que je n'ai jamais ŽtŽ vraiment seule. D'autres vous diront que c'Žtait formidable, mais qu'il ne se souviennent plus du son prŽnom. Foutaises. On se souvient toute sa vie du prŽnom de sa premire fois, et personne n'ose dire que ce jour-lˆ, les filles ont toutes eu l'air de foutues cloches et les mecs de sacrŽs turluchons. On a trop peur de passer pour des cons et des connes, d'avouer qu'on a flippŽ parce qu'au dŽbut, c'Žtait mieux seul qu'ˆ deux. Et plus tard, l'amour devient autre chose que la branlette en duo... *36 COEUR+COLERE &9 AMOUR SANS LUNETTES =0 Le monde moderne a fait beaucoup pour l'Žpanouissement de la sexualitŽ de chacun. Avant, les puceaux ne savaient pas qu'il fallait bouger. Maintenant, il y a la tŽlŽ. Il y a aussi l'Žducation sexuelle. A l'Žcole. La prof d'histoire-gŽo qui, dŽvouŽe d'office, s'Žtait surtout penchŽ sur l'aspect mŽdicalo-patriotique de la chose. On ne parlait pas de faire l'amour, on disait "rapports sexuels". Le peu que nous en connaissions ne ressemblait pas ˆ tout ce raout dŽsinfectŽ. Tout ceci m'avait faire croire, un temps, que l'amour consistait pour le monsieur ˆ parvenir -au terme d'un processus de sŽduction- ˆ bien frotter sa bite contre les parois vaginales de la dame, et que tout l'art consistait pour cette dernire, une fois qu'elle avait acceptŽ, ˆ bien montrer qu'elle aimait a. Et on voulait me faire croire que c'Žtait CA qui faisait courir le monde? Mon cul... La diffŽrence entre "rapport sexuel" et "s'envoyer en l'air", c'est un peu celle entre "Charles-Henri, accomplissons notre devoir conjugal" et "ChŽri, prends-moi vite comme une bte contre la table". L'amour, c'est le dernier truc un peu subversif qu'il nous reste. *35 COEUR+LUXURE &14 PREMIERE FOIS1 =15 PREMIERE FOIS2 Avec Jocelyn, on sortait ensemble depuis un moment. On allait chez lui, aussi. Ses parents m'aimaient bien, je peux tre polie et frŽquentable. Mais je l'aimais mieux quand ils n'Žtaient pas lˆ. Un jour, justement qu'ils n'Žtaient pas lˆ et qu'on Žtaient seuls chez lui, on a partagŽ l'aprs-midi. Une seule aprs-midi et c'est deux pucelages qui passaient l'arme ˆ gauche. C'Žtait un samedi 14. On aurait pu le faire le vendredi 13, mais nous devions tous les deux aller au lycŽe le lendemain matin. Sans tre superstitieuse, il vaut mieux avoir dormi la veille d'un cours de physique, ˆ dŽfaut de pouvoir le faire pendant. A nous deux, on n'avait jamais fait l'amour, pas plus l'un que l'autre. Nous devions incarner une sorte de puretŽ que le monde adulte considŽrait avec une indulgence qu'elle croyait complice. Vous n'imaginez pas qu'aussi mignons qu'on ait pu nous trouver, nous n'en Žtions pas moins dŽjˆ de sacrŽes btes lubriques. On s'Žtait dŽjˆ embrassŽs, mais on pensait surtout au cul. Et ne pas faire l'amour est aussi une faon de ne penser qu'ˆ a. Alors on l'a fait, pour voir si on allait toujours y penser autant qu'avant. Aprs, a a ŽtŽ encore pire. Et beaucoup plus concret. -Dis, tu risques pas d'tre accusŽ de dŽtournement de mineure? dis-je ˆ Jocelyn pendant que je le dŽsempaquetait fŽbrilement sur la moquette de la salle de bain. Son boutonnage durait des kilomtres. Heureusement qu'il n'avait pas de pull, a aurait tout g‰chŽ. Les mecs enlvent leur pulls n'importe comment, parce qu'ils n'ont pas ŽcoutŽ leur mre qui leur disait de croiser les bras pour ne pas les dŽformer. -Non, je suis mineur aussi... On est pas responsables de nos actes. C'est vrai, dans de telles circonstances, Jocelyn ne rŽpondait plus de rien. -C'est dŽbile ce truc! Tant qu'on est mineurs on a le droit, et aprs c'est le premier qui arrive ˆ dix-huit ans qui dŽtourne l'autre? -Tu pourrais pas parler d'autre chose? J'avais un avantage sur Jocelyn. Je l'avait dŽjˆ vu compltement torse-nu quand on Žtait allŽ ˆ la piscine, j'avanais un peu en terrain connu. -C'est marrant, ils sont pointus, dit-il d'un air dŽtachŽ, comme on aurait commentŽ les arrivages primeurs du marchŽ. -Dis donc, si a te pla”t pas je remballe la marchandise! Il y eut un petit flottement. On attendait chacun que l'autre se rŽaiguille sur la grande highway romantique. -Mon grand frre, il dit toujours qu'il y a toujours deux choses qui changent toujours chez les femmes, le nez et les tŽtons. -Un pif et deux tŽtons, pour moi, a fait trois. -Mais tu te rends compte? Sur deux ou trois milliards de paires de tŽtons, il y en a pas deux qui sont pareils? -Occupe toi plut™t de ta queue pour le moment... J'en conviens, j'ai parfois ŽtŽ assez maladroite. Jocelyn posa sa main sur mon Žpaule et me dŽcocha un baiser. J'aimais bien quand il m'embrassait, mme si le baiser est contraire ˆ toutes les lois ŽlŽmentaires de l'hygine. En se roulant un patin, on s'Žchangeait des microbes ˆ la pelle, mais a lui Žvitait de dire des conneries. -Tu me caresses pas? -Je peux pas tout faire en mme temps, rŽpondit-il en reprenant son souffle. -Putain, assure un peu quand mme. Tu sais que si c'est pas bien la premire fois, a peut te traumatiser ˆ vie! RŽflexion faite, je n'aurais jamais dž dire cela. Il en resta comme crispŽ. Avant d'enfourner la plat de rŽsistance (rŽsistance est bien le mot), Jocelyn me caressa, tour ˆ tour comme on brasse de la p‰te ˆ tarte, comme on gratouille son chat et comme on nettoie les vitres. Mais ses paluches Žtaient animŽes de bonnes intentions, c'Žtait l'essentiel. -A•e! Putain, tu me fais mal! -Evidemment, t'as le tuyau du lavabo dans les c™tes. -Tu me fais mal quand mme. -Mais c'est normal, il faut savoir souffrir pour tre belle. -Je te dis que a me fait mal! C'est pas le grand canyon, merde! -Ca va passer, t'en fais pas. -Ressors j'te dis, on n'arrivera jamais ˆ rien. De toutes faons, il avait dŽjˆ fini. C'est qu'on ne prend pas trop le temps de vivre ˆ cet ‰ge lˆ. Je payais un peu de ma personne en usant de la formule consacrŽe "T'inquite pas, on recommencera dans une heure ou deux". (C'est dans des cas comme celui-lˆ qu'une femme se doit d'tre rassurante). On dut attendre deux semaines avant que Jocelyn bande ˆ nouveau, deux autres avant que je me dŽcide ˆ rempiler et encore deux avant que ses parents dŽsertent pour acheter des meubles et schent ainsi le samedi aprs-midi. Sans que je puisse vraiment expliquer pourquoi (et nonobstant les autres fois plus rŽjouissantes), j'ai gardŽ un bon souvenir de nos premiers Žchauffements. De temps en temps, pendant quelques heures, plus rien ne comptait. La dernire de ces premires fois, ce fut quand Jocelyn me dit qu'il Žtait triste de ne toujours pas m'avoir vraiment donnŽ de plaisir. Ca ne lui Žtait jamais arrivŽ auparavant. C'Žtait un peu une nouvelle re qui commenait pour nous. Et la fin des grandes glaciations. *35 COEUR+LUXURE &16 RETROUVAILLES JOCELYN =0 On n'allait pas Žternellement prendre des verres. Refaire l'amour avec Jocelyn s'est imposŽ de lui-mme. Nous en avions envie tous les deux depuis qu'on s'Žtait recollŽ le nez au cinŽma. Restait ˆ se le faire comprendre. Et puis on s'est retrouvŽ dans un lit. En grandissant, on avait eu le temps de prendre nos habitudes. Et mme si nous avons passŽ la plus grande partie de la nuit en terrain neutre, je me suis rŽjouis que Jocelyn dorme ˆ droite, moi qui prŽfre la gauche. Nos rapports en Žtaient doublement hŽtŽrosexuels. Cette nuit-lˆ, Jocelyn me demanda d'un seul coup de ne pas bouger et de fermer les yeux. -Tu m'as offert quelque chose? -Non, pense trs fort ˆ une partie de ton corps... -C'est gentil, il fallait pas. -Concentre-toi plut™t sur un endroit prŽcis de ton corps. -Lequel? -Le dis pas, je vais deviner et t'embrasser lˆ o tu penses. Je me fixais sur ma bouche. Aussit™t, il m'astiqua les lvres d'un petit patin impŽrial. -C'est trop facile ˆ cet endroit, allez recommence! dit-il en rigolant. Je passais ˆ la vitesse supŽrieure en matŽrialisant mon omoplate. Aprs quelques secondes, Jocelyn me retourna et me baisa le bas de l'Žpaule. Je n'en revenais pas. Le petit orteil gauche, le sein droit, le nombril du milieu, rien n'y fit. Jocelyn lisait dans mes pensŽes comme sur une carte routire. Mme aprs que nous nous soyons reconnu bibliquement et qu'il m'ežt possŽdŽe de sa fougue virile en jouant de mon corps en flammes oint par la chaleur haletante du dŽsir, j'en restais comme baba. Mieux valait faire un somme. -Je te rŽveille ˆ quelle heure demain? -J'ai mis mon rŽveil ˆ sept heures, mais tu pourras rester dormir plus longtemps si tu veux. -Tu verras que je serais rŽveillŽe avant toi. Le lendemain, j'Žtais rŽveillŽe avant lui. Ou plut™t, je n'avais pas dormi. Jocelyn ne voulu jamais refaire son numŽro d'extralucide bŽcoteur (dont des dŽmonstrations publiques eussent d'ailleurs enfreint la plus ŽlŽmentaire biensŽance). Ceci restera un mystre pour moi. *33 COEUR+GOURMANDISE &16 RETROUVAILLES JOCELYN =0 Vous savez sans doute que le parfum est composŽ de molŽcules volatiles. Concrtement, a donne que quand je respire l'odeur du creux de l'Žpaule de Jocelyn, c'est un peu de lui que j'ingre. Et pareil pour lui quand il m'embrasse sur l'omoplate. Si c'est pas de la synergie du couple, a. "Mais c'est du cannibalisme!" s'Žcria Jocelyn quand je lui appris qu'on semait nos atomes ˆ tous vents et que toutes les narines ˆ la ronde en profitaient. Est-ce vraiment de l'anthropophagie quand on sait que Jocelyn, FŽlix, le chat, la table du salon ou mon fameux poulet ˆ la CŽlestibus sont composŽs fondamentalement de la mme matire (ce qui ramne un peu les pieds sur terre). Jocelyn aime bien quand je lui fais mon poulet ˆ la CŽlestibus. Je ne sais pas pourquoi, a lui donne envie de baiser. Normal, la cuisine est un acte d'amour. "OK mon gros trŽsor, mais c'est toi qui fais la vaisselle". Si on fait l'amour ˆ deux, c'est moi qui fais le poulet toute seule. Je peux bien lui laisser la plonge... *34 COEUR+ENVIE &11 IMPORTATIONS FELIX =0 La simple Žvocation de la vie sexuelle de FŽlix peut en elle-mme prter ˆ sourire. En rgle gŽnŽrale, je me mŽfie des personnes que je n'arrive pas ˆ imaginer en train de faire l'amour. La mŽthode est cavalire, mais souvent efficace. Vous imaginez votre pire ennemi, complotant d'un tour de rein inspirŽ avec les attributs de sa compagne? Vous arrivez ˆ le voir ensuite blotti contre son sein, lui chuchotant de tendres Žpithtes au creux du cornet? Pas moi. Etant une fille, et de surcro”t son a”nŽe, je peux me vanter d'avoir toujours eu quelques longueurs d'avance sur FŽlix. Quand, aprs avoir entendu ˆ la tŽlŽ l'anthologique "Tu sais comment les hŽrissons font l'amour? En faisant attention" il allait voir Maman en lui lanant "Maman, Maman, Maman, tu sais comment les grenouilles font l'amour?", je riais dŽjˆ. Quand j'ai commencŽ ˆ m'intŽresser d'un peu plus prs aux garons, c'est lui qui, d'une jalousie aigre, allait tout raconter en sentant que quelque chose lui Žchappait encore. Ce n'est que lorsqu'il est rentrŽ un soir en clamant "Les femmes, les femmes, elles vont avoir ma peau!" que j'ai compris que, peut-tre, quelque chose s'Žtait passŽ. *34 COEUR+ENVIE &11 IMPORTATIONS FELIX =0 J'ai parfois souponnŽ FŽlix d'tre allergique ˆ l'amour, de la mme faon qu'il pouvait l'tre au Cetavlon ou au Locabiotal. Et j'ai encore souvent tendance ˆ ne pas concevoir qu'une femme puisse avoir envie de lui. En fait, j'ai longtemps cru que mon frre ne pouvait tre autre chose qu'un dŽsaxŽ fondamentalement pervers. J'imaginais que la fertilitŽ viciŽe de son imagination avait fait Žclore toutes sortes de gadgets moralement rŽpugnants et sexuellement dŽviationnistes. J'avais envie de prŽvenir mes congŽnres du danger qu'elles couraient! Mais comment pouvais-je alerter toutes ces malheureuses brebis innocentes? Comment prŽmunir ces tendres esprit mallŽables des griffes de mon frangin? Peut-tre Žtait-il dŽjˆ trop tard... *32 COEUR+AVARICE &16 RETROUVAILLES JOCELYN =0 Certains couples se rŽconcilient sur l'oreiller. Jocelyn et moi, comme tout va bien entre nous, on en profite pour s'engueuler sous la couette. Dans ces moments-lˆ, il a tendance ˆ m'accuser de tout, y compris de l'inflation. -Quand on va au restaurant, c'est toujours moi qui raque! Et l'ŽgalitŽ des sexes? -Et les bonnes manires et la politesse, a cožte pas cher! D'ailleurs au retour c'est moi qui paye de ma personne. -Ca m'aura cožtŽ bonbon en restau et en cinŽma pour coucher avec toi tous les soirs. -Gnagnagna!!! Quand on aime, on compte pas. -Et la fin justifie les moyens, je sais. -Et puis fais pas cette tte d'enterrement. Quand tu seras mort, Dieu te le rendra aux centuple. -Me faire mourir pour toucher mon hŽritage, j'y avais pas pensŽ! -Arrte, on dirait ma mre! -T'aurais aussi bien fait de rester chez elle, tu payes mme pas la moitiŽ de mon loyer! -C'est toi qui prends toute la place! Tu voudrais me mettre le tiers du plumard en sous-loc'? -Au prix o est l'immobilier, tu pourrais bien. A ce moment-lˆ, je l'ai embrassŽ, et a a rŽglŽ nos comptes. *42 CARNET+AVARIC &1 (MYOPE) =8 JOCELYN Bien que myope, je prends souvent le mŽtro. Quand j'ai rencontrŽ Jocelyn, dans le mŽtro, c'Žtait encore Maman qui me biftait pour ma carte orange. Sinon j'aurais fraudŽ. On devrait organiser des compŽtitions de saut de portillon pour calmer la jeunesse. "Idylle ˆ la RATP", a ferait un bon titre de bouquin. Et pourtant je dŽteste la RATP, je hais la RATP. D'ailleurs on peut trs bien avoir rencontrŽ l'amour dans le mŽtro et exŽcrer comme moi la RATP, de mme qu'on peut tre tombŽ sur l'‰me-sÏur au bureau et avoir envie de dŽsintŽgrer son patron molŽcules par unes. Un type Žtait assis ˆ c™tŽ de moi. Tuons le suspens, c'Žtait lui. Jocelyn. La moyenne de nos deux siges devait tourner autour de mon ‰ge, et du sien aussi. Sans me sourire, ni me dire bonjour, ni me demander qu'elle heure il Žtait, il pencha la tte vers moi. -Tu va voir, il va nous demander de l'argent... Je mis quelques secondes ˆ me rendre compte que c'Žtait ˆ moi qu'il s'adressait. A-t-on l'air plus conne de ne pas rŽpondre quand on s'adresse ˆ vous, ou de rŽpondre quand on parle au voisin? "MŽssieudames, excusez-moi de vous importuner. Jeume prŽsente, j'm'appelle GŽrard et je sors de prison, croyez pas que j'en sois fier mŽssieudames, car je sais bien que ce n'est pazune rŽfŽrence et je tiens ˆ pas y retourner..." Un interchangeable, damnŽ du destin, couleur marron assedic dŽroulait son speech dans la rame. Galre. -Je vois que Monsieur est un connaisseur... rŽŽpexdiais-je ˆ Jocelyn en chuchotant. "MŽssieudames, j'ai une femme et deux gosses ˆ nourrir, et de nos jours, croyez bien que c'est pas facile de les Žlever dŽcemment. Aussi, si quelqu'un dans ce wagon a un travail ˆ me proposer, ou bien tout simplement une petite pice ou bien un ticket-restaurant, ne sresse qu'un petit sourire...." Quand on drague, le plus dur n'est pas la premire rŽplique, c'est de trouver quelque chose de rigolo ˆ la deuxime. Jocelyn ne disait rien, il mimait en play-back les dŽblatres de la grande canne ˆ sucre ˆ l'autre bout du wagon. Je le regardais, pliŽe en deux. C'est vrai qu'il Žtait marrant. "MŽssieudames, je vais me permettre de vous dŽranger ˆ nouveau et de passer parmi vous. Si comme je l'ai dit tout ˆ l'heure, si quelqu'un a un ticket-restaurant pour me permettre de rester propre, ou une petite pice ou ne srce qu'un travail, ce sera de bon cÏur que j'accepterais..." -T'as un travail sur toi? Moi aussi, j'essayais d'tre dr™le. Deux mŽmres, le genre qui pousse un caddy en toile cirŽe Žcossaise en regrettant de ne pas tre veuve de colonel, nous regardaient de travers. Elles ne donneraient rien aux mendiant, mais a les constipait qu'on se foute de lui. En gŽnŽral, et surtout dans des endroits mal famŽs comme le mŽtro, les vieilles marchent par deux en se donnant le bras et en mettant des chapeaux cloche. Sauf exception, l'une est significativement encore plus vieille que l'autre. Je n'ai d'ailleurs jamais vraiment compris pourquoi les vieilles blanches en impermŽable se font dŽcolorer les cheveux en mauve clair plut™t qu'en blanc. C'est moins cher? "MŽssieudames, je vous remercie du fond du cÏur de votre gŽnŽrositŽ, et encore une fois pardon de vous avoir dŽrangŽs. Je vous souhaite de passer une bonne soirŽe, et une bonne aprs-midi, et je vous demande pardon de vous avoir importunŽs, mais croyez-moi, c'est pas facile..." C'Žtait ma station. Le pauvre s'arrta et changea de wagon, je regardais Jocelyn. Il restait. -Tu t'en va? Snif! Et je lui ai donnŽ mon tŽlŽphone avant que les portes se referment... *44 CARNET+ENVIE &8 JOCELYN =0 Quand Jocelyn appela quelques temps aprs notre premire rencontre mŽtropolitaine, c'est ma mre et son autoritŽ maternelle qui dŽcrochrent. Je pense qu'il Žprouva quelques difficultŽs ˆ leur faire comprendre qu'il voulait parler ˆ une personne dont il ignorait le prŽnom et dont le sien n'Žtait connu ni de moi ni du rŽpertoire des copains convenables que tenait ma mre. Maman cru ˆ une farce, puis ˆ un vendeur d'assurances avant de se rŽsoudre ˆ admettre par Žlimination que de toutes les personnes frŽquentant assidžment la famille, c'Žtait moi qui me rapprochais le plus d'une "fille jeune avec un polo noir". "Zohra, a doit tre pour toi!" dit Maman sans conviction mais avec la dŽsagrŽable impression que quelque chose lui Žchappait, tout en me prŽsentant le combinŽ. Elle m'imaginait sans doute semant ˆ qui mieux-mieux le numŽro de la maisonnŽe dans les courants d'airs des couloirs du mŽtro. JosŽphine Žtait jalouse. Elle Žtait trop jeune et il n'y avait jamais rien pour elle. Jocelyn me fit part de son prŽnom (j'eus la tentation irresponsable de rŽpondre "Jocelyn, lequel des trois?") et me demanda si c'Žtait bien moi qui lui avait confiŽ mes coordonnŽes aprs lui avoir tapŽ dans l'Ïil entre La Fourche et Guy M™quet. Il me raconta ensuite que, n'ayant pas de quoi noter, il avait eu la prŽsence d'esprit de graver avec son couteau suisse mon numŽro juste en dessous de la mention stipulant que les places numŽrotŽes Žtaient rŽservŽes par prioritŽ aux invalides de guerre. Revenu chez lui prendre son carnet, il mit trois jours d'un ratissage systŽmatique ˆ retrouver le bon wagon de la bonne rame. Il me raconta aussi que la trace de mon derrire sur le sige avait malencontreusement disparu. L'idŽe que mon tŽlŽphone ait ŽtŽ blasonnŽ quelque part sur la ligne Saint-Denis/Ch‰tillon m'inquiŽta. C'est la raison pour laquelle, aujourd'hui encore, et ˆ cause du manque d'entretien des peintures des transports parisiens, mes parents reoivent de temps en temps quelques coups de fil d'un gožt douteux. Sans trop savoir pourquoi, mais en se doutant bien que j'y suis pour quelque chose... *41 CARNET+ORGUEI &8 JOCELYN =16 RET. JOCELYN J'ai rencontrŽ Jocelyn bien longtemps aprs l'avoir quittŽ. A l'‰ge o je commenais ˆ hŽsiter entre dire "tu" ou "vous" aux gens de mon ‰ge que je rencontrais pour la premire fois. Paris n'est pas si grande. On y tombe sur des connaissances. Dans le mŽtro, ou au cinŽma. -Tiens, qu'est-ce que tu fais lˆ? -Je venais voir un film de Wim Wenders. -Moi, je drague les ouvreuses. Tu crois qu'elles sont bien, ici? me demanda-t-il en me faisant la bise. Je dŽteste que des hommes avec qui j'ai dŽjˆ fait l'amour me fassent la bise. Ce genre de bise sonne trop restŽs-bons-amis pour ne pas m'irriter; elle ignore le passŽ, elle est pour l'homme un pis-aller misŽrable. Et pour moi, un retour en arrire insupportable. Mais j'Žtais heureuse de revoir Jocelyn. Il Žtait un peu plus vieux, moi aussi. On a commencŽ ˆ parler, parce qu'il ne fallait surtout pas ne rien dire. Je me suis dŽbrouillŽ pour qu'il entre dans la salle le premier, pour me mettre ˆ c™tŽ de lui. L'ouvreuse Žtait un rien pimbche, mais mignonne. Et je me suis senti jalouse. Il Žtait avec un copain, et moi une copine. Et pendant tout le film, je me suis demandŽ comment catapulter pronto son copain et ma copine dans les bras l'un de l'autre pour faire le vide autour de nous deux. Quand la lumire n'a plus ŽtŽ interdite de sŽjour dans la salle, Jocelyn avait rŽtractŽ sa mine de gentil branleur pour une bobine d'hŽlŽgie pensive. Je ne sais pas si c'est ˆ cause du film ou parce qu'il ne voulait pas avoir l'air tout de suite trop heureux de me voir. On a dŽcidŽ de se dŽvisser un verre cinq jours plus tard. Nous aurions trs bien pu le faire le soir mme, mais aprs autant de temps il fallait se montrer mutuellement que nous Žtions occupŽs, souligner lourdement que nous avions chacun une existence bien tassŽe et en dehors de l'autre, faire imaginer que le monde entier nous attendait au tŽlŽphone. *45 CARNET+LUXURE &16 RET JOCELYN =0 Avec Jocelyn, on Žtait restŽ un peu ensemble et puis on s'Žtait quittŽ. Lui pour aller voir ailleurs, moi pour rester lˆ. On Žtait jeunes. Souvent les mecs croient qu'ils sont les seuls ˆ souffrir, simplement parce que ce sont eux qui draguent, et nous qui dŽcidons. Ils croient qu'ils sont seuls et pas nous, simplement parce que pourrions toujours trouver quelqu'un pour la nuit, et qu'eux n'en sont jamais sžrs. Avant que je revoie Jocelyn, je ne peux pas dire qu'il me manquait encore. Simplement, je repensais un peu ˆ lui quand j'Žtais dŽue par quelqu'un d'autre. Comme une sorte de bouŽe. Sur le coup, et juste avant qu'on refasse l'amour, j'en ai eu gros sur la pelure de savoir que j'avais passŽ un cinquime de mon existence ˆ louper dŽlibŽrŽment les Žpisodes. J'aurais voulu rembobiner un peu en arrire. Mais aprs avoir revu Jocelyn au cinŽma, on s'est re(bis)vus souvent pour refaire la moyenne avec le temps perdu, et j'ai tout oubliŽ. *42 CARNET+AVARIC &7 ALLERGIES FELIX =11 IMP FELIX FŽlix, que je vous parle un peu de mon frre, Žtait gouvernŽ par le perpŽtuel dŽsir d'inventer, et aussi d'importer vers la France, toute une secouŽe d'objets divers. Quand ˆ cause d'allergies on est aussi rŽfractaire que lui ˆ moult substances venues de l'extŽrieur, le paradoxe saute aux yeux. Enfin, a faisait la moyenne. L'homme de la rue voit dans l'avancŽe de la science la vibrante promesse d'un monde meilleur. Et dans les Žchanges internationaux consentis ˆ bon escient, la garantie d'un Žquilibre monŽtaire. Pour FŽlix, l'invention Žtait comme un vice, et son importation comme une fin en soi. Un grand chauve emblousŽ nous avait assurŽ un jour que c'Žtait lˆ une rŽsultante inoffensive d'un Žtat nŽvrotique, qui loin de l'exacerber, contribuait ˆ l'attŽnuer et ˆ en circonscrire les effets. Bref, laissez-le faire, vous me devez deux cents francs. En attendant, c'Žtait toute la famille qui subissait l'auto-thŽrapie de FŽlix... *41 CARNET+ORGUE &16 RET JOCELYN =0 Un soir, on avait parlŽ toute la nuit. On s'Žtait confiŽ aux bons soins de Jocelyn ˆ l'autre, et pourtant c'Žtait aprs qu'on ait refait l'amour. J'ai plut™t dans la tte qu'on passe d'abord une nuit ˆ vider sa caboche ("Merde, le dernier mŽtro est parti. A propos, tu as lu Kant?") et ENSUITE seulement ˆ partager plus en dŽtail son intimitŽ. -C'est marrant qu'on se soit retrouvŽs... Si tu avais ŽtŽ ˆ une autre sŽance, rien que a, on serait pas ensemble. "Marrant" n'Žtait pas exactement le terme, mais comme souvent avec Jocelyn, j'Žtais incapable de deviner s'il disait cela comme on s'amuse ˆ cracher un noyau de cerise pile dans le cendrier, ou si l'idŽe qu'on aurait trs bien pu ne jamais se revoir l'empchait, au sens propre du terme, de dormir. -A ce moment-lˆ, si Hitler Žtait devenu peintre, on n'aurait jamais pu tourner "Le jour le plus long"... -Si on s'Žtait pas revus, tu serais peut-tre vraiment amoureuse de quelqu'un d'autre. -Et qu'est-ce que a change? Il y a pas de providence, tout le monde fait avec les moyens du bord. Il faut se faire ˆ l'idŽe qu'on pourrait chacun tre heureux avec quelqu'un d'autre, et pas trop y penser. -Mais ˆ quoi a rime, la fidŽlitŽ, alors? Puisque tu admets qu'il n'y a pas qu'avec toi que je puisse tre heureux... Je me suis redressŽe d'un trait, surpressurisŽe, scrutant la pice afin d'y dŽnicher le premier objet contondant venu. -Mais non, Zohra, c'est pas ce que tu crois! s'empressa-t-il de prŽciser en agitant le plat des mains ˆ mon encontre, alors que je m'apprtais, ˆ l'aide du dŽcapsuleur, ˆ commettre l'irrŽparable. Depuis ce temps, Jocelyn se surveille. Les bouchons dŽvissables ont fait le reste. *43 CARNET+GOURMA &11 IMP FELIX =0 C'Žtait souvent moi qui servais de premier public aux inventions de FŽlix. Non pas de cobaye -je m'y serais Žnergiquement refusŽe-, mais mon frre estimait ma jugeote naturelle, alliŽe ˆ l'esprit pratique fŽminin. Nous avions, enfin Papa et Maman avaient, offert l'hospitalitŽ ˆ grand-pre Hyacinthe et grand-mre Rosalie pour une petite tapŽe. Pendant que tout ce petit linge s'entresavonnait autour de l'apŽro, FŽlix me narrait par le dŽtail sa dernire invention, assis sur l'accoudoir du fauteuil Conforama que Papa avait montŽ lui-mme. -Tiens, regarde! -C'est quoi? Une pince ˆ linge? Je ne faisais pas exprs de dire n'importe quoi, les machins qu'il inventait ne ressemblaient vraiment ˆ rien qui entre dans mon vocabulaire. FŽlix soupira, et se recala les potirons sur l'accoudoir. -Mais non, c'est des pinces ˆ vŽlo modle FŽlix CŽlestibus! -Je sais pas moi, je fais pas de vŽlo. J'aurais du le savoir, nous Žtions alors en pleine mode des pattes d'ŽlŽphant, on faisait toujours bien d'avoir des pinces ˆ vŽlo sur soi. -L'inconvŽnient avec les pinces ˆ vŽlo traditionnelles, c'est qu'on risque toujours de les perdre. Si on n'en a plus qu'une seule, on passe pour un con. -FŽlix, sois poli tu veux? interrompit machinalement Maman, sans sortir le nez de la conversation ambiante. -Alors j'avais pensŽ ˆ les attacher toutes les deux par un Žlastique... continua-t-il en broutant par intermittence l'amoncellement de cacahoutes nichŽ au creux de sa main. -Bin oui, mais comment tu fais pour pŽdaler avec un Žlastique entre tes pieds? -Justement... Je vois qu'on se comprend! J'avais aussi pensŽ ˆ en faire un modle magnŽtique: nŽgatif ˆ droite, positif ˆ gauche. Tu les enlevais, et hop! elle s'attiraient. Je voulais mme en faire des modles de voyage ultra-lŽgers ou de couleur pour les enfants, rŽpondit-il. Il marqua une pause pour kidnapper de la table une coquille Saint-Jacques en pyrex pleine de pistaches. Au moins, a allait lui occuper les doigts. -Mais les trucs que j'ai lˆ, c'est quoi? -Justement, c'est le dernier cri en matire de pince ˆ vŽlo de sŽcuritŽ: elle est directement vissŽe sur la pŽdale avec un dispositif articulŽ. Avec a, il faut vraiment qu'on te tire ton vŽlo pour paumer tes pinces dont, de toutes faons, tu n'aurais plus besoin... -Malheureux! En parle pas devant tout le monde! -Et attends, continua-t-il plus bas, je pourrais mme faire un modle de luxe plaquŽ ˆ l'or fin. Classe, non? Ca a continuŽ ainsi pendant plusieurs annŽes. Jusqu'ˆ temps qu'il passe son permis de conduire. *46 CARNET+COLERE &13 VISIONS JOSEPH =17 DOC JOSEPHINE JosŽphine avait dŽjˆ transvisualisŽ toute la famille (elle nous avait mme transdŽcouvert un grand-oncle Edgar inconnu jusque-lˆ) quand Maman se transrŽsolu ˆ transappeler le mŽdecin. Comme si la mŽdecine avait pu faire quelque chose pour JosŽphine... C'Žtait un mercredi aprs-midi, et le petit thŽ‰tre surnaturel de JosŽphine n'Žtait pas censŽ faire rel‰che. FŽlix et moi, on Žcoutait dans la pice d'ˆ-c™tŽ. Je craignais que le docteur rŽtorque: "Madame CŽlestibus, votre enfant est folle", un peu comme on lui avait dit "Madame CŽlestibus, votre enfant est myope" quelques annŽes auparavant. -Rien qu'avec son cirque elle aura rŽussi ˆ faire venir le docteur, jugea FŽlix. -Nous, on n'a pas besoin de faire tout ton cinŽma pour essayer d'intŽresser la science. -C'est sžr, cinŽma toi c'est donc ton frre. -Pauvre loque. Le docteur, un rougeaud turgescent, ne dŽcouvrit rien. Il devrait y avoir une option paranormal dans les facs de mŽdecine. En fait, il examina surtout Maman et lui prescrivit des calmants lŽgers. Il ne serait pas venu pour rien. Sit™t qu'il ne fut plus ˆ portŽe de stŽthoscope, Maman se dilata subitement et vrombit sur JosŽphine (pendant que FŽlix faisait remarquer que l'homme aurait pu faire quelque chose contre ses pellicules). JosŽphine se confondait en excuses et se serait presque laissŽ stranguler ˆ gorge dŽployŽe. "J'y suis pour rien, j'y suis pour rien!" rŽpŽtait-elle. Qu'elle tombe en transe pendant le d”ner ou qu'elle annule sa prestation en pleine orgie mŽdicale, elle ne savait souvent dire que a... *47 CARNET+PARESS &16 RET JOCELYN =0 Entre Jocelyn premire et deuxime mouture, j'ai eu le grain pour sept autres mecs. Le premier Žtait assis ˆ c™tŽ de moi en cours de maths. Je n'ai jamais ŽtŽ trs bonne en maths, et il a ratŽ son bac ˆ cause de moi. J'ai rencontrŽ le deuxime pendant une grve de la RATP, il m'a pris la main pour m'aider ˆ me hisser dans la rame parmi la foule. La porte m'a rabotŽ l'Žpine dorsale en se fermant, et il a dŽcrochŽ son agreg avant de partir en province. Le troisime m'a draguŽe dans une bo”te. Je lui ai dit d'en profiter pendant que ma copine tenait mon sac. Je l'ai plaquŽ quand j'ai vu qu'il coupait ses spaghettis avant de les manger. Le quatrime Žtait Žcrivain ratŽ. Aujourd'hui, il est devenu cŽlbre. Et moi je serais riche et je poserais ˆ ses c™tŽs dans Paris-Match si je n'avais pas affectŽ son self amour-propre ˆ lui en manifestant trop peu d'enthousiasme pour sa prose. Le cinquime m'avait ŽtŽ prŽsentŽ par une copine coiffeuse. J'ai prŽfŽrŽ en finir quand il m'a dit "J'adore Fats Waller, c'est gŽnial comme musique d'ambiance, d'ailleurs ma femme a achetŽ la compil". Le sixime Žtait assis derrire moi pendant une projection de Eraserhead. Il m'a dit, "J'ai rien compris, c'est un film pour les femmes", et je lui ai expliquŽ toute la nuit. Le matin, il avait compris. Le septime Žtait pressŽ et trs religieux. Il m'a dit "J'ai calculŽ que l'apocalypse Žtait pour vendredi prochain. On est mercredi, a nous laisse juste deux jours pour faire l'amour, profitons-en!". J'ai refusŽ et il s'est tuŽ dans un accident de voiture. Pas de chance. Mais le premier de tous restera Papa... *54 DICTION+ENVIE &8 JOCELYN =0 -Zohra? Pourquoi tu t'appelles comme a? me demanda Jocelyn, un soir en hiver, dans le mŽtro, alors qu'on Žtait assis au chaud en face d'une rombire flambŽe dŽguisŽe en sapin de No‘l. -Comme quoi? rŽpliquais-je un soir (le mme). -Zohra. -Ah oui. Je rŽflŽchis quelques instants. L'amour fait dire des choses cons. -Je vais te soumettre diffŽrentes hypothses, fausses toutes les trois, continuais-je. -J'Žcoute. -Hypothse numŽro un, que nous appellerons "a": je suis nŽe un 27 avril, qui est comechaquinŽ la sainte Zita, sainte dont la mre s'appelait Zoulikha, la cousine Zined, la petite sÏur Zina et la grande Zohra. C'est donc par esprit de famille. Jocelyn m‰cha un "mouais". -Je suis sceptique, c'est du toc. -Hypothse numŽro deux, que nous appellerons "§": Zohra est sans doute le prŽnom fŽminin commenant par un "Z" le plus courant en France (plus personne ne s'appelle ZoŽ ou Zelda) c'est donc par conformisme alliŽ ˆ un acte patriotique que Papa et Maman ont dŽcidŽ de me prŽnommer Zohra. -Je te crois pas. -C'est un oncle ˆ moi, et ceci est l'hypothse numŽro trois (que nous marquerons du sceau de "III"), l'ancien toubib d'un amiral, mesquin et un chou•a assassin dit-on, qui par hasard ouvrit un magasin dans un petit bled, une sorte de bazar, o il vendait des abricots et des Žchalotes (et aussi des scoubidous). -Ca tient pas trop debout. -Justement, il fit remarquer ˆ mes parents que la transcription romaine de "Zohra" Žtait ŽquilibrŽe dans son essence, presque zŽnithiquement parlant si j'ose dire: la premire lettre est la dernire de l'alphabet, la dernire est la premire, tandis que le "H" optionnel du milieu -lettre symŽtrique s'il en est- vient ajouter ˆ l'harmonie de l'ensemble. Jocelyn dut penser que j'Žtais folle. Je le pris dans mes bras. Comme un saint, il avait une petite Zohra divine autour de lui... *55 DICTI+LUXURE &16 RET JOCELYN =0 L'aprs-amour fait partie de ces moments propices aux conneries (certains l'appellent du joli nom de "petite mort" voire "postcombustion"). J'avais retrouvŽ un Jocelyn qui avait appris plein de mots depuis notre rupture. Il avait aussi un peu plus de barbe. On Žtait allongŽs sur son lit, qui Žtait aussi un peu le mien. Il faisait un peu froid et j'avais une envie folle de recouvrir mes seins avec la couette pour faire comme dans les feuilletons amŽricains. -Moi, mon mot prŽfŽrŽ, c'est "rodomontade". -C'est de la provocation contre les lexidiques. -Ou alors "panŽgyrique" ou "dithyrambique"... Et puis "contondant". -Ca fait quatre... Puisque t'es ˆ poil, tu veux bien remonter le chauffage? -Ou bien "rhŽtorique", parce que tout le monde se goure avec le "H". Ou bien "vilipender", "vitupŽrer", "amphigouri" et "paradigme", "thurifŽraire", j'aime bien aussi. -T'es pas un enfant du paradigme, tel que je te connais, tes mots prŽfŽrŽs c'est des trucs comme "bite" ou "couille", des choses qui se retiennent facilement... -T'es bte. -Je me souviens plus comment j'ai appris ces mots-lˆ. C'est des mots que tous les parents savent, mais ils ne veulent pas les apprendre ˆ leurs enfants, alors qu'ils finiront bien par le savoir un jour ou l'autre. Sinon, ce serait plus marrant, tu me diras. -Cette fois-ci tu viendras pas me dire que c'est encore moi qui t'attire sur le terrain du cul... Il avait l'air vraiment contrariŽ. Il ne supportait pas encore l'idŽe qu'une fille puisse tre plus obsŽdŽe que lui. Pour un homme, la femme doit forcŽment tre moins grande, moins intelligente, moins riche et moins obsŽdŽe que lui. *57 DICT+PARESSE &16 RET JOCELYN =0 La vie n'est pas comme dans les films. De nos jours, on dit "je t'aime" beaucoup plus tard. Concrtement, c'est aprs avoir couchŽ ensemble. Et encore, la condition de la copulation n'est-elle en rien suffisante. Si bien qu'il est possible d'avoir connu de nombreux orgasmes sans jamais avoir prononcŽ ou entendu "je t'aime". Et quand on le dit, c'est en gŽnŽral noyŽ dans le bourdon du quotidien, comme on cache la poussire sous un tapis, comme on repeindrait en noir un mur blanc tachŽ d'une goutte d'encre. L'autre jour, je refaisais affectueusement le col de Jocelyn, qui l'avait mal fichu. -Quelle dŽlicate manire de dire "je t'aime"... -C'est parce que je t'aime, c'est juste parce que ton col est mal foutu et que a m'Žnerve. -Alors tu m'aimes pas? -Si, mais a a rien ˆ voir avec ton putain de col. -Alors tu referais le col de n'importe quel inconnu? -Mais non. -Alors? -Tu fais chier. -Je t'aime. Plus la peine de compter sur le bon vieux "je t'aime, j't'ai dans la peau", l'estomaquant des familles, celui qu'on punchait la bouche en coin, comme on jette un cadavre ˆ l'eau, le "je t'aime" ferme et dŽfinitif, lu et approuvŽ qu'on Žpelait le regard rivŽ dans les yeux. On le prononce aussi beaucoup moins souvent, et en une chanson, Johnny aura dit plus "ah que je t'aime" que moi dans toute ma carrire. *56 DICT+COLERE &14 PREMIERE FOIS1 =0 Bien sžr, quand Jocelyn m'appelle "bŽbŽ", il sait que je suis un grande personne, qu'il n'est pas question d'avoir d'enfants et que je dŽteste a. Tous les amoureux se trouvent des noms tendres et idiots, plus instinctifs. Des petits noms sur pilote automatique qui viennent tout seuls, comme des grands, sans prendre rendez-vous. Des noms, pourtant, qu'on oublie quand on s'engueule, mais qu'on peut rŽpŽter en faisant l'amour ˆ loisir et ˆ travers, "bŽbŽbŽbŽbŽbŽbŽ bŽbŽbŽ!" ou "doudoudoudoudoudoudou!". Je hais ces petits noms ridicules. J'ai dŽjˆ un nom qui sonne comme un cri de guerre ("zohrazohrazohra zohrazohra!!"), pourquoi le changer. Par lˆ mme, j'ai du assouplir ma diction ("jocelynjocelyn jocelynjocelyn" prŽsente quelques difficultŽs). Mais a valait le coup. De quoi aurais-je eu l'air en mugissant "jojojojojojojojo"? *52 DICTI+AVARICE &16 RET JOCELYN =0 Jocelyn est un grand enfant. Comme il rŽussit ˆ me dire des mots d'amour tout en m'embrassant, il a montŽ un spectacle de mime ventriloque, que sa mre aime beaucoup. Quand il part en tournŽe, il m'envoie toujours des cartes postales (en tarif rŽduit). Mises sous enveloppe, a nous ferait de jolies lettres d'amour. Bien sžr, les sentiers de la gloire ne l'amnent pour l'instant qu'ˆ se produire en banlieue, ce qui limite l'intŽrt d'une correspondance mais lui permet en tout cas de rentrer ˆ la maison tous les soirs aprs avoir donnŽ son corps en spectacle. "Je suis athŽ, mais je te souhaite quand mme une bonne annŽe. Ton gros berlingot". Le grand fou. A chaque fois, il trouve un mot d'esprit ˆ m'Žcrire, qu'en gŽnŽral il recycle dans son show. Et pour ne pas que je l'accuse de m'employer comme testeuse bŽnŽvole de ses loopings zygoto-sŽmantiques, il rŽinjecte aussi les mauvais. *55 DICTI+LUXURE &10 PETIT DEJ PERE =0 Au dŽbut, Maman a essayŽ de m'empcher de dire des grossiretŽs. Elle a vite dŽchantŽ. Elle a pensŽ que j'en dirais moins si elle me laissait le faire sans m'emberloufiter et me faire les yeux rouges. Manque de bol, j'ai continuŽ plein-pot ˆ dŽvider mes cochonnailles. Maman en disait bien autant que moi. Papa, lui, n'a plus jamais osŽ m'embrasser aprs que je lui ai demandŽ, puisque que c'Žtait aussi bon de faire des enfants, pourquoi il n'en avait fait que deux. JosŽphine vint plus tard. Papa l'embrassait, je crois que c'Žtait bon. Et nous Žtions trois. *61 BIJOUX+ORGUEIL &11 IMP FELIX =0 Il y a des choses que l'on retrouve ˆ peu prs dans toutes les civilisations. Le maquillage est l'une d'entre elles, ˆ l'instar de la religion, de la musique, des perversions sexuelles et de deux ou trois autres choses. Ma premire difficultŽ pour me maquiller les yeux n'a pas ŽtŽ ceux (gros et rŽprobateurs) de ma mre, ou le refus d'une hypothŽtique oppression masculine par ce biais (les hommes ont d'autres moyens que le soutien-gorge et le fard ˆ paupire pour nous hermŽtiser). C'est juste parce que je suis myope. Et que je dois enlever mes lunettes avant, pour ensuite me rendre compte que le rŽsultat n'a rien ˆ voir avec ce que j'espŽrais, d'autant qu'il se prend au passage une sacrŽe correction une fois mes verres rechaussŽs. Il m'a fallu un moment pour prendre le tour de main et me faire, sans filet, l'olive joviale et la prunelle enj™leuse. C'est dur d'tre une femme, mais je ne suis pas du genre ˆ me laisser abattre comme a. Sans devenir totalement tributaire du maquillage ("Oh non chŽri, je ne peux pas sortir avec cette mine affreuse, j'ai plus qu'ˆ me mettre un sac sur la tte!"), disons qu'il entre souvent dans la normalitude, ˆ tel point que ne pas se maquiller dŽpasse le simple stade de la passivitŽ pour devenir une dŽmarche ˆ part entire. Et avec tout ceci, FŽlix n'a jamais trouvŽ le moyen d'inventer le maquillage waterproof anti-larmes, pour les jours o j'avais la mine ˆ l'envers. *66 BIJOUX+COLERE &16 RET JOCELYN =18 STERILITE Le jour o j'ai appris que j'Žtais stŽrile, j'ai regrettŽ d'avoir pris la pilule pour rien pendant autant de temps. Non, je rigole, j'ai pleurŽ. Je parle de pilule, car j'ai commencŽ ˆ vivre ma sexualitŽ ˆ l'Žpoque o l'on pouvait copuler sans s'inscrire aux allocations familiales ni assurer les choux gras des marchands de caoutchouc. Ce fut une pŽriode-charnire (ou tampon) trs courte, coincŽe entre le dŽbut de la permissivitŽ et la popularisation du sida, pŽriode que je n'ai de plus vŽcue qu'en partie. Je n'avais jamais vraiment voulu d'enfant auparavant, mais j'ai mis du temps ˆ me faire ˆ l'idŽe que je ne pouvais pas en avoir. Mme si l'on ne bouge jamais de Paris, on aime pas tre interdite de sŽjour en province. L'annonce de ma stŽrilitŽ fut un peu comme la mort d'une amie qu'on ne voit presque jamais: elle ne change rien dans l'immŽdiat concret, mais on l'avale toujours mal en pensant au futur. On donne bien ˆ adopter les gamins jaunes ou noirs aux couples blancs. Alors pourquoi a-t-on refusŽ de nous servir, ˆ Jocelyn et moi, un petit blanc? Nous aurons l'air ˆ quarante ans de tout ce que je n'aime pas. *66 BIJOUX+COLERE &18 STERILITE =0 Jocelyn n'y avait jamais songŽ, mais chaque Žtape importante de la vie d'une femme est ponctuŽe par le sang et la souffrance. RŽflexion faite, j'aurais aimŽ ne pas faire l'impasse sur celle de l'accouchement. Jocelyn, ne peut pas, non plus, savoir ce que c'est. "Etre enceinte, c'est bien une idŽe de femme!" plaisantait-il. L'idŽe de l'impliquer dans ma stŽrilitŽ, de l'obliger lui aussi ˆ vieillir sans avoir d'enfants, sans toutefois m'obsŽder ou me culpabiliser, me tourmente et m'attriste. J'ai peur que, consciemment ou non, il finisse pas me reprocher un Žtat auquel je ne peux rien. J'imagine qu'une mre de famille craint souvent la mme chose de ses enfants. *64 BIJOUX+ENVIE &1 (MYOPE) =0 Je me suis toujours demandŽ pourquoi nous nous laissions marcher sur les pieds. Pourtant, nous sommes plus nombreuses que les hommes. Si l'on exclut l'Afrique du Sud (et on ferait bien), nous sommes la seule minoritŽ majoritaire du monde. Assurant le gros des troupes, nous pourrions prendre ˆ bras le corps Žlectoral et faire la fte ˆ l'urne (ce qui supposerait, inconvŽnient majeur, que l'on puisse changer effectivement quelque chose avec des Žlections). Le jour o j'ai demandŽ ˆ Maman pourquoi c'Žtait elle qui faisait le mŽnage, elle m'a rŽpondu "Pendant que tu es debout, fais donc la vaisselle". FŽlix me faisait remarquer que les seules inŽgalitŽs sexuelles reconnues par la lŽgislation Žtait en notre faveur: pas de service militaire, ‰ge minimum du mariage infŽrieur, interdiction du travail de nuit, congŽs des femmes enceintes. Sauf qu'un enfant porte le nom de son pre... Et de toutes faons pour FŽlix, qui est du jour, inmariable, rŽformŽ P4 et qui ne sera jamais en cloque, tout a ne compte pas vraiment. *67 BIJOUX+PARESSE &16 RET JOCELYN =0 Si les filles ont le droit de se couvrir la barbaque avec des pantalons et pas les gars des jupes, ce n'est pas parce que nous sommes plus libres qu'eux. C'est juste parce que les hommes admettent que nous copiions le modle masculin, alors que le contraire serait ressenti par eux comme une dŽgradation. A propos de chiffons, je ne peux pas laisser Jocelyn s'habiller seul. Ou plus prŽcisŽment, je dois L'EMPECHER de s'habiller seul. Si besoin est par la force. Quand on s'habille n'importe comment, je veux dire quand on ne fait pas attention, on risque au pire de rouler triste. Seul un tre comme Jocelyn qui, lui, fait trs attention tout en ayant un jugement dangereusement viciŽ, parviendra ˆ emprunter la bretelle qui mne ˆ la grande autoroute de l'horreur vestimentaire, lˆ o plus rien ne peux vous arrter. Qu'on ne s'y mŽprenne pas. RŽussir ˆ rŽitŽrer l'exploit de porter une pochette allant mal avec la cravate, cravate dŽtonnant avec la chemise, qui elle-mme jure avec la veste (veste qui ne s'accordera en aucune faon avec la pochette) ne peut relever du simple hasard statistique. Car en plus d'avoir un gožt de chiotte, Jocelyn ne m'a jamais avouŽ qu'il Žtait daltonien. *62 BIJOUX+AVARICE &1 (MYOPE) =0 Quand je passais mon permis de conduire (et l'emploi de l'imparfait se justifie pour une pŽriode aussi longue), Maman avait toujours peur qu'il "m'arrive ˆ un accident". Le pire, c'est qu'elle avait raison, et -ˆ vrai dire- c'Žtait plus moi qui les provoquait qu'eux qui m'arrivaient. C'est la raison pour laquelle j'ai cessŽ de conduire ds que je l'ai eu. Me faire rouler sur bitume m'avait cožtŽ assez cher comme a. L'examinateur, qui n'Žtait pas zunbrin-zunbu de sa paire de clignotants, ne put mme plus se retenir de crier qu'il faudrait interdire les femmes au volant. Pourtant, le papier rose, je trouve a trs fŽminin, surtout ornŽ de la dŽlicate mention "permis dŽlivrŽ sous rŽserve de port de verres correcteurs" (lunettes ou lentilles cornŽennes)". Notre parangon de la circulation tamponnŽe homo-machique oubliait que non seulement les voitures, la route, l'embrayage et les feux rouges Žtaient des inventions masculines, mais surtout que c'Žtait ˆ moi que la R5 refusait d'obŽir, et non ˆ toutes mes congŽnres. Quand je passais les vitesses sans dŽbrayer o que je lui demandais de me rappeler si c'Žtait ˆ gauche ou ˆ droite qu'il fallait rouler, c'Žtait aussi ˆ mes sÏurs qu'il s'en prenait. C'Žtait peut-tre pour me faire me sentir moins seule. Mais voir mes fautes Žtendues sur l'ensemble du beau sexe ne diluait en rien la haine que je lui portais. Le jour o j'ai failli avoir un accident mortel, il Žtait persuadŽ que c'Žtait ˆ sa vie que j'en voulais. Et il me l'a donnŽ (mon permis). *64 BIJOUX+ENVIE &1 (MYOPE) =0 A l'Žcole, j'ai connu une fille, une copine. Elle Žtait malade, une maladie dont je ne me souviens plus du nom, parce que c'Žtait elle que j'aimais et pas une pathologie. Et puis a ne se voyait pas. On sait tous et toutes qu'on va mourir. La diffŽrence avec elle, c'est qu'elle Žtait sžre de le faire avant tout le monde. Les autres finiraient bien par s'Žcraser contre un arbre, devenir vieux ou se niquer au gros rouge, mais ce serait plus long. Avec elle, pas besoin d'tre vieux pour mourir. Ca ne l'inquiŽtait pas de savoir qu'elle allait y passer sans faire la file d'attente. Au contraire, elle m'avait confiŽ qu'elle se sentait formidablement libŽrŽe. Si le gŽnie fr™le la folie, et l'orgasme la souffrance, elle nous voyait comme un dieu contemple des mortels. Elle Žtait tellement au dessus de nous, plus rien de quotidien ne comptait pour elle. De toutes les filles de la classe, c'Žtait elle la plus chieuse et la plus forte. Si les profs et les parents avaient une quelconque autoritŽ sur nous, c'Žtait en influenant la spŽculation que nous faisions sur notre vie future, en brandissant le spectre d'une existence ˆ venir g‰chŽe si nous n'obŽissions pas. "Taisez-vous et rendez votre devoir pour lundi, sinon vous serez au ch™mage et vous n'aurez jamais une vie heureuse". Toutes les menaces et les injonctions du monde adulte glissaient sur elle comme un poisson dans l'eau. Comment aurait-il pu en tre autrement? Comment craindre le futur quand il n'existe pas? Elle prŽfŽrait profiter du prŽsent. A elle seule, elle Žtait un affront au pouvoir scolaire. Elle le savait. Les heures de colle, que les profs lui distribuaient en rechignant, avec l'impression de tirer sur une ambulance, n'y faisaient rien. Et puis elle manquait souvent pour aller ˆ l'h™pital. Elle s'en foutait. Quand on sait qu'on ne passera pas les vingt ans, une heure est une heure, qu'on la passe en colle, ˆ l'hosto ou ailleurs. Elle a ŽtŽ ma meilleure copine. Dans un feuilleton, elle m'aurait laissŽ un truc, un bijou ou une connerie, en me disant de me souvenir d'elle quand elle ne serait plus lˆ. Elle n'est plus lˆ, et je n'ai rien gardŽ. C'est encore presque gamine qu'elle est morte. Et pourtant, dans toute ma vie de femme, je n'ai jamais pu un seul instant tre aussi libre que PŽlagie assise ˆ ne rien foutre au fond de la classe. *65 BIJOUX+LUXURE &16 RET JOCELYN =0 J'ai parfois pensŽ que les hommes et les femmes n'Žtaient dŽfinitivement pas faits l'un pour l'autre. Comme disait une copine ˆ moi: l'hŽtŽrosexualitŽ, voilˆ la cause de tous nos problmes. Je ne sais si je dois mon hall of fame de la couette ˆ mon tempŽrament roublarde et ex-garon manquŽ (ˆ propos et avec le recul, j'ai vraiment ŽtŽ une gosse de merde, si je m'avais eu comme fille, je me serais dŽtestŽe). D'ailleurs, j'aime ˆ rŽpŽter que c'est son c™tŽ fŽminin que j'aime en Jocelyn. Il refuse de l'admettre, parce que c'est quand mme un gars, mais mon intuition ne me trompe pas (lui non plus d'ailleurs). Mais nom d'un chromosome, comment voulez-vous que les hommes et les femmes s'entendent? (exceptŽ nous qui sommes un peu ˆ part, il faut bien l'admettre, surtout moi). Au moins au restaurant, on peut prendre deux menus diffŽrents et demander l'addition sŽparŽe. Maccache sur le traversin, plat du jour pour tout le monde. Et c'est toujours nous qui rŽgalons. Je vous le dit (et je ne suis pas la seule), c'est une voie sans issue. L'homme veut du beau lolo, du bien congestionnŽ, du rond, du flanc. A nous de faire de gros d™me, de rouler et de nous taire. Mais c'est de l'amour qu'il nous faut, du sentiment! Plein feu! BŽton! L'amour, coco, en voilˆ du scoop! Une exclu, cucul! Quand ˆ moi, vous m'emballez les deux, et vous me faites un prix. *77 CLES+PARESSE &8 JOCELYN =0 Si nous frŽquentions parfois les mmes lignes de mŽtro, Jocelyn et moi n'Žtions malheureusement pas dans le mme lycŽe. Voilˆ o mne de confier son cÏur ˆ la RATP plut™t qu'ˆ l'Žducation nationale. Mais nous n'habitions pas trs loin l'un de l'autre, et Jocelyn se fit vite de petits mollets d'acier ˆ grimper les cinq Žtages qui menaient au gourbi du clan CŽlestibus. C'Žtait souvent Maman qui ouvrait, d'un grand coup. Elle avait l'habitude de se planter sur le paillasson la tte haute, dressŽe comme un roc face au visiteur, sur l'air de "si vous voulez me vendre une assurance, il faudra d'abord me passer sur le corps". Mais au fur et ˆ mesure qu'il venait me chercher, une connivence s'installa entre Maman et lui. Il passa du "Euh, bonjour m'dame, chuis un camarade de Zohra, on doit prŽparer une exposŽ d'histoire-gŽo ensemble, ch'peux la voir?" ˆ un simple frissonnement de sourcils interrogatif. Maman, rŽpondait d'un "Hin, Hin" synchronisŽ ˆ un hochement latŽral du menton, indiquant la direction ˆ suivre afin de me rejoindre. Elle prit mme l'habitude de lui faire la bise le jour o elle comprit, rapidement, que nous ne pouvions tout de mme pas avoir autant d'exposŽs d'histoire-gŽo ˆ faire par semaine. *72 CLES+AVARICE &11 IMPORTATIONS FELIX =0 Comme il n'y avait pas de sonnette officielle, FŽlix avait vissŽ sur la porte un truc sonore dont je n'ai jamais connu le nom, un schmilblick composŽ d'une manivelle actionnant, par un ingŽnieux systme de vis sans fin, la rotation d'un rouleau mŽtallique ergotŽ, ergots qui viennent au moment propice actionner de minuscules lamelles mŽtalliques de tailles diffŽrentes, produisant au passage des "gling" de diverses tonalitŽs. Selon les modles, on peut ainsi ou•r quelque chose rappelant "La Marseillaise", "La Pastorale" ou encore "Les Roses Blanches", pour ceux qui aiment. (J'ai comme le sentiment que ces prŽcisions sont inutiles si vous avez dŽjˆ ce genre de gadget mŽcanique, et parfaitement incomprŽhensibles si vous en ignorez l'existence). FŽlix adorait ces bobinettes. Il en bousilla plusieurs en essayant, avec une lime et le stylet thermique de sa bo”te "La Pyrogravure Amusante", de les modifier afin de leur faire jouer un thme de sa composition. Celui qu'il avait flanquŽ ˆ notre entrŽe entonnait sous l'action d'un de nos h™tes le refrain de "L'Internationale" qui, amplifiŽ par la texture poreuse de notre porte en bois, avait l'avantage d'tre audible dans tout l'appartement. Mais aussi, dans une large mesure, celui du voisin. Je ne sais si c'est en raison d'options politiques trop Žtroites ou ˆ cause du nombre des visites que nous recevions que notre voisin, M. Martinez, n'a jamais voulu nous adresser la parole. *74 CLES+ENVIE &11 IMP FELIX =0 Ce fut la semaine de la panne de chauffage que la famille connut la plus vivante illustration de ce qu'on appelle la chaleur humaine. Tous les moyens Žtaient bons pour s'agiter les molŽcules (car la chaleur, c'est du mouvement). On avait laissŽ ouvert la porte du four. En fait de radiateur, un four lancŽ ˆ 250¡C chrono ne touche pas une bille. Normal, quand on construit un four, c'est pour chauffer ˆ l'intŽrieur. Pas de miracles, les effluves thermiques escomptŽs ne tenaient pas lieu de chaude haleine bovine. JosŽphine, qui Žtait encore de la taille d'un cochon de lait, voulut alors se rŽfugier ˆ l'intŽrieur du complexe Žlectro-culinaire si accueillant, comme n'importe quel dompteur givrŽ se serait gaufrŽ les rouflaquettes dans la gueule d'un lion. FŽlix se frottait les mains par dessus le grille-pain modle US Army (afin d'Žviter qu'on se relaye toutes les trois minutes, il avait eut l'idŽe d'en coincer la chevillette avec l'Žlastique qui me servait pour les cheveux, si bien que j'Žtais toute dŽpenaillŽe comme un dessous de bras). Manque de bol pour ma coiffure, j'avais ŽtŽ centigradement forcŽe de mettre le sche-cheveux entre ma peau et mes trois pulls pendant que je t‰chais d'accomplir mes exercices d'anglais. L'appareil, qu'il m'Žtait impossible -en raison de mon jeune ‰ge- de coincer entre mes attributs mammaires afin d'en canaliser le flux, me donnait en soufflant un look bibendum en cloque. J'en voulais ˆ mes parents d'tre si sto•ques (faon "s'il y a plus de pain pour le petit-dŽjeuner de demain, vous aurez toujours nos entrailles") et ˆ mon chat d'tre si poilu... *76 CLES+COLERE &16 RET JOCELYN =0 Je n'ai jamais vŽcu seule. Pendant un moment, j'ai commencŽ ˆ songer ˆ ranger mes chaussettes chez Jocelyn sans vraiment avoir quittŽ Papa et mon pied-ˆ-terre familial. On ne peut pas dire que j'Žtais le cul entre deux chaises. Mes fesses Žtaient toutes les deux indubitablement chez Jocelyn. Juste ma bo”te aux lettres qui Žtait encore chez Papa. Je logeais chez lui, sans vraiment y habiter, mais tout en y demeurant quand mme. Beaucoup connaissent ce battement en demi-teinte o avoir un double des clŽs et passer toutes les nuits ensemble donne dŽjˆ le droit de mettre la main au liquide vaisselle mais pas encore celui de dŽcrocher le tŽlŽphone. Je me souviens aussi m'tre mise en pŽtard aprs Sweatheart parce qu'il s'Žtait endormi sans moi, un soir o j'avais cours de yoga. -Putain! Je suis sžre que tu t'es mme pas brossŽ les dents! hurlais-je en secouant mon bien-aimŽ. -Hummmmm arrte de crier... Les voisins... -Ouvre les yeux quand je te parle! T'aurais pu attendre que je rentre! Il regarda le radio-rŽveil. -Tu sais que c'est trs mauvais d'tre rŽveillŽ plus de deux heures aprs s'tre endormi, en plus une minute impaire... -Deux heures que tu pionces? Maintenant je sais ce que tu fais quand j'ai le dos tournŽ! Papa s'est toujours endormi avant moi, et pourtant avec lui je n'ai jamais ŽtŽ jalouse. *71 CLES+ORGUEIL &16 RET JOCELYN =0 Quand j'Žtais petite, je croyais qu'arrivŽ ˆ l'‰ge adulte, on partait de chez ses parents, qu'on se faisait la malle avec son baluchon sur le dos, et qu'il fallait pousser Papa et Maman pour se tirer faire sa vie. Tout a, c'est parce que j'ai trop regardŽ la tŽlŽ. Evidemment, les adieux Žtaient dŽchirants. Je voyais Maman, lacrynolante, me prŽparer des tartines pour la route, et Papa me glisser un billet de dix francs dans la main en se retenant de me dire "courage ma fille, puisqu'il le faut. C'est comme a que tu deviendras un homme." Le nounours sous le bras, le regard vers le lointain, je prenais l'escalier et mon destin en main. La rŽalitŽ est tout autre, et j'ai mis longtemps ˆ rŽaliser que mes parents en attestaient en voyant rŽgulirement les leurs. De nos jours, ce serait mme plut™t les ternels qui auraient tendance ˆ virer leurs rejŽniture (chose ˆ laquelle je n'ai personnellement cŽdŽ que lorsque Jocelyn consentit ˆ m'accueillir chez lui ˆ titre permanent en me promettant qu'il laverait lui-mme la baignoire). *75 CLES+LUXURE &16 RET JOCELYN =0 J'ai assez souffert de ne pas avoir une pice vraiment ˆ moi quand j'habitais chez mes parents. Pour Žchapper un temps aux frasques de FŽlix, par exemple. Aussi, ds que j'ai emmŽnagŽ dŽfinitivement chez Jocelyn, j'ai apprŽciŽ que nous ayons un appartement vraiment pour nous deux. Pour bien entamer notre cohabitation, nous avions dŽcidŽ de faire l'amour dans chaque pice, pour voir celle qui se prtait le mieux ˆ ce que nous nous donnions l'un ˆ l'autre. Heureusement, l'appartement n'est pas trs grand, et nous avons pu faire le tour du locataire en une journŽe. Je me demande combien de temps mettent ceux qui jambent-en-l'air rondement dans un pied-ˆ-terre de 500 mtres carrŽs. Finalement, c'est encore dans la chambre que a marche le mieux. Non que je n'aime me vautrer sur la table de la cuisine ou que la moquette de l'entrŽe ne vaille le dŽtour, mais la cha”ne se trouve dans la chambre. C'est parce que j'adore faire l'amour en musique. D'ailleurs, j'ai achetŽ un lecteur de compact-disc. Comme a, on peut le faire plus longtemps sans avoir ˆ retourner les galettes. *73 CLES+GOURMANDISE &11 IMP FELIX =0 Dieu, qui s'y conna”t, a du crŽer d'abord les animaux, ensuite l'homme, puis la femme et en dernier le chat. Pardon, le Chat. Et c'est seulement aprs qu'il a mis les pouces et fait un break. Ce n'est que bien des annŽes plus tard qu'il se vengera du pchŽ originel en crŽant la RATP et MS-DOS. Des chats, j'en ai usŽ plusieurs. Evidemment, l'incursion terrestre de ces sympathiques quadrupdes griffus couvre rarement plus de trois septennats. Le temps de se lustrer les coussinets contre le plancher des vaches, et a remonte prendre le chemin du Trs-Haut. Un chat sait faire plein de choses impossibles pour un tre humain ou une armoire normande. Ronronner, se coiffer les oreilles en arrire gr‰ce ˆ un astucieux systme de soufflet, se lŽcher le trou du cul ou dormir dix-huit heures de suite. Maman avait essayŽ, en vain, d'empcher que FŽlix mutile la porte d'entrŽe de notre appartement rue de Tanger pour scier une chatire. RŽsultat, Junior (le chat de l'Žpoque, dont JosŽphine ne cessait d'assurer qu'il Žtait la rŽincarnation de Marvin Gaye, pourtant encore parmi nous ˆ l'heure o nous vivions ces aventures) continua ˆ gratter pour dŽranger les termites et que quelqu'un se dŽvoue pour lui ouvrir, quand il rentrait pour avaler son d”ner. C'Žtait souvent Maman qui dressait le cornet. -Tiens..., dit-elle. -Putain, c'est le chat. Il a la dalle. Vas-y FŽlix, rŽpondis-je. -HŽ non euh! C'est TON chat! -Putain c'est TA chatire ˆ la con qu'il refuse de prendre! DŽmerde-toi et va ouvrir ˆ Junior! -De toutes faons, ta chatire est trop petite. Junior a pris du ventre ces temps-ci et il risquerait de se coincer. Va lui ouvrir FŽlix, dit Maman. On entendait Junior miauler toute sa science. -Et si c'Žtait un voleur? demanda JosŽphine. -Evidemment que c'est un voleur... Un assassin mme. -Justement! bondit FŽlix. Si j'avais fait la chatire plus grande, un importun aurait pu se glisser et venir enlever JosŽphine! -C'est quoi un importun? demanda JosŽphine. -Putain FŽlix, lve ton cul et va ouvrir au chat! Il doit commencer ˆ se tourner les pouces. C'est dommage, FŽlix n'a jamais ŽtŽ allergique au poil de chat. *72 CLES+AVARICE &16 RET JOCELYN =0 L'autre jour, je pensais ˆ un truc. On parle d'immobilier... Pipeau, l'immobilier! Tout est en mouvement. Vous, moi, le chat, Dieu, mon appartement. Oui, mon appartement bouge. D'abord, l'univers marche bien, il est en pleine expansion. Par exemple, le F3 dont je partage plus ou moins le loyer avec Jocelyn s'Žloigne naturellement du centre de l'univers, il fait sa vie (tout en restant ˆ proximitŽ de station Marx Dormoy, c'est ˆ noter). Ensuite, la Terre tourne, simultanŽment sur elle-mme et autour de la Lune. Si c'est pas du mouvement, a, je rends ma carte orange! Vous me direz, ce n'est pas si fort: tout le monde arrive bien ˆ gambader en m‰chant son chouinguomme en temps rŽel. Sans parler de notre galaxie et du systme solaire, bien bouge™teux ˆ leurs heures. Injectez-y la dŽrive des plaques tectoniques conjuguŽe ˆ l'affaissement naturel du terrain et vous rŽaliserez qu'il est du domaine de l'impossible de prŽvoir la position du Balajo par rapport au centre de l'univers dans un million d'annŽes. Avec une telle relativitŽ spatiale, on en vient ˆ se demander si la hausse du prix du mtre carrŽ dans le quartier Bastille est si justifiŽe qu'on le prŽtend. *71 CLES+ORGUEIL &7 ALLERGIES FELIX =0 -T'as pris un bain? -Oui. -T'es pas restŽ longtemps. -Elle Žtait pas trs bonne. -T'aurais pu prendre une douche. -J'avais pas envie de chanter, pauvre macaque. -Demain c'est moi qui passe le premier, et ce sera toi qui te laveras le cul ˆ l'eau froide. Ca te fera les pieds. FŽlix faisait tout pour me chicorer. Mes seins commenaient ˆ monter alors que ses couilles Žtaient ˆ peine descendues, a le rendait jaloux. Il se vengeait comme il pouvait. -T'as qu'ˆ te lever plus t™t. -Mon cul est moins gros que le tien, j'ai besoin de moins d'eau. -Pauvre enfoirure! Tu sais ˆ peine pisser tout seul et tu bois encore la tasse en te brossant les dents! -J'vais le dire ˆ Maman! -Si tu fais a, j'te jure que je te fais boire tout ton bain! Avec mon sel, a te foutrait plein de boutons sur la gueule et ce sera bien fait pour ta face. -C'est parce que t'es mme pas cap' de me faire bouffer tes tampax! Aujourd'hui, nous avons bien ŽvoluŽ. FŽlix perd ses cheveux, et moi, j'attends la mŽnopause. *81 ARGENT+ORGUEIL &5 (HYACINTHE) =6 (JAZZ) Grand-Pre Hyacinthe a toujours ŽtŽ vieux. Il est nŽ vieux, un peu comme Lee Marvin ou Spencer Tracy. Un jour, il sera tellement vieux qu'il en deviendra mort. Je me souviens de son vieux phono, vieux forcŽment, qui devait dŽjˆ dater du temps o Mathusalem mouillait encore ses couches. Avec sa manivelle qui faisait crouic-crouic et son cornet comme une feuille de rhubarbe, son vieux phono avait bien plus de gueule que mon mange-disque rouge tomate. Et avec son vieux phono, il avait de vieux 78 tours de Jelly Roll Morton ou de King Oliver qu'il avait rapportŽs de son voyage en AmŽrique (il n'Žtait jamais allŽ aux "Etats-Unis"). De grandes hosties noires comme un vŽlosolex et Žpaisses comme un ch‰teaubriand, qui doivent cožter une fortune de nos jours. Quand on allait le voir, Grand-Pre Hyacinthe adorait me faire Žcouter ses disques. On se mettait tous les deux en rond autour de son buffet Henri II. Grand-pre Hyacinthe fermait les yeux. Ce n'est que bien plus tard que j'ai rŽalisŽ ˆ quel point Žcouter des 78 tours de cet ‰ge Žtait un luxe; et qu'ˆ chaque note jouŽe, un peu de musique s'en Žvaporait. Mais je ne regrette pas d'avoir usŽ jusqu'au trognon son "Black Bottom Stomp" et d'avoir fait tourner la tte ˆ son "Dipper Mouth Blues". J'aurais sans doute refusŽ d'en entendre parler si j'avais su que c'Žtait du jazz. *82 ARGENT+AVARICE &1 (MYOPE) =0 J'ai toujours eu un dr™le de rapport avec l'argent, spŽcialement quand j'Žtais petite. FŽlix disait que c'Žtait bon pour les pauvres. Vous ne vous imaginez pas le temps qu'il m'a fallu pour assimiler des notions telles que l'Žrosion monŽtaire ou les fluctuations des taux d'intŽrt. Par exemple, je ne comprenais pas pourquoi Maman ne faisait pas sur-le-champ provision de timbres-poste ds l'annonce de leur prochaine augmentation. Et si je croyais que l'argent qu'on allait chercher ˆ la banque Žtait gratuit, j'Žtais en revanche persuadŽe qu'il fallait payer pour avoir les allocations familiales. Pourtant, de nos jours, le seul moyen de rentabiliser un enfant serait de le faire travailler. Si j'avais su ˆ quel point je pouvais cožter cher, j'aurais ŽvitŽ de demander ˆ Maman si elle nous avait fait uniquement pour l'argent, le jour o j'ai compris que la maternitŽ Žtait gratuite. Du coup, je me suis demandŽ ˆ quoi elle pouvait consacrer l'octroi de notre mre l'Etat. A chaque fois qu'elle allait chez le coiffeur, qu'elle s'achetait des chaussures et un manteau ou qu'elle perdait au loto, elle dŽpensait moins que les allocs. J'Žtais ulcŽrŽe: ma mre assouvissait donc ses instincts frivoles et dŽpensiers avec MON argent! Quelque chose me troublait pourtant: le coiffeur plus les chaussures plus le manteau plus le loto cožtaient plus que les allocs du premier enfant (eh oui, j'avais nŽgligŽ un dŽtail: l'argent n'est utilisable qu'une seule fois par la mme personne). Mais alors, Maman se servait AUSSI sur le dos de FŽlix et de JosŽphine! J'aurais admis que les cinq francs, que Maman dŽpensait ˆ chaque fois pour le loto, aient ŽtŽ prŽlevŽs sur son propre salaire. Mais je trouvais intolŽrable qu'une mre les prenne sur ce qui aurait du servir ˆ nourrir ses enfants... *83 ARGENT+GOUR &17 DOCTEUR JOSEPHINE =0 Cet ŽtŽ-lˆ, pour se faire un peu d'argent frais, JosŽphine avait travaillŽ. Elle vendait des glaces. Des glaces chocolat, vanille et citron. C'est un trs beau mŽtier. Et ce qui devait arriver arriva. Elle entra sans frapper en transe et, sit™t que son correspondant ežt raccrochŽ, s'affala dans le congŽlateur. Son patron ne voulait pas de a pendant les heures de travail. Sans mme chercher ˆ savoir ce que Fats Waller avait bien pu lui dire, il demanda ˆ ma sÏur si a lui arrivait souvent. Elle rŽpondit "Oui, mais Fats Waller c'est la premire fois" et se fit froidement virer, avec retenue des dŽg‰ts sur son salaire. -Et elles Žtaient bonnes au moins, tes glaces? -Bof... Froides surtout. Elle passa une seconde ou deux ˆ faire la gueule, et continua. -C'est un vrai maquereau ce mec-lˆ. -Dis pas de sottises... Et puis tu sais, c'est le deuxime plus vieux mŽtier du monde. Et le troisime, a doit tre flic ou inspecteur du fisc. -Il y a vraiment qu'ˆ moi que a arrive. Ca me met en boule! -Te fais pas de mouron... Etant ta grande sÏur, j'ai eu le temps de me faire avoir beaucoup plus que toi, tu devrais profiter de mon expŽrience pour te mettre au parfum... *87 ARGENT+PARESSE &11 IMP FELIX =0 J'ai toujours aimŽ faire plaisir ˆ Papa. Mais il n'y a pas que l'intention qui compte, et chaque annŽe c'est un peu la mme rengaine. Maintenant, c'est toujours un peu comme avant. Il faut toujours se creuser la calebasse ˆ trouver quelque chose. On Žvitera juste, contrairement ˆ cette Žpoque, les poupŽes en pot de yaourt fabriquŽes en classe de travaux manuels (avec des nouilles sŽchŽes et du papier crŽpon autour). -Dites, les enfants, mardi prochain c'est l'anniversaire de Papa, dis-je. -Il a quel ‰ge? demanda JosŽphine. -Mardi, je peux pas, j'ai collge, rŽpondit FŽlix. -Ce serait sympa de lui offrir quelque chose, on pourrait faire un effort, dis-je. -Un effort? demanda JosŽphine. -M'en fous, j'ai pas d'argent, rŽpondit FŽlix. -Moi j'en ai un peu, dis-je. -Mais on va lui offrir quoi? demanda JosŽphine. -Un truc gratuit, rŽpondit FŽlix. -Il faut que a cožte de l'argent, sinon c'est pas valable, dis-je. -On pourrait demander ˆ Maman? demanda JosŽphine. -Ca ferait pas vraiment pareil, rŽpondit FŽlix. -FŽlix, je sais trs bien que tu veux que je te demande de fabriquer un rasoir solaire. C'est non. Tu as dŽjˆ failli l'Žlectrocuter l'an dernier avec tes moufles rŽchauffe-doigts, dis-je. -Pour faire viril, on pourrait lui offrir du parfum comme ˆ la tŽlŽ? demanda JosŽphine. -Si c'est comme a, comptez plus sur moi, rŽpondit FŽlix. -Si au moins tu Žtais extralucide, on pourrait deviner, dis-je. -Ou alors un livre? demanda JosŽphine. -Pas un livre, il en a dŽjˆ plein, rŽpondit FŽlix. Finalement, j'ai flanquŽ une avoine ˆ FŽlix, et on a achetŽ, JosŽphine, moi et le secours de Maman, une bible pleine-peau. Aux dernires nouvelles, Papa est toujours croyant. *86 ARGENT+COLERE &11 IMP FELIX =0 C'est fou les occasions qu'on a de perdre ses sous. Evidemment, le rapport qu'on entretient avec ses Žconocroques a souffert de la dŽmatŽrialisation de l'argent, devenant de l'artiche froide. C'Žtait tout de mme plus sensuel de garder une main sous le matelas pour t‰ter son pŽcule que de se lever en pleine nuit pour consulter son compte sur minitel. Tout le monde se dŽbrouille. Certains ont le systme D, moi c'est le systme V: la vengeance. En profitant des devis gratuits et de la clause de rŽsiliation de contrat sous sept jours on peut, ˆ peu de frais, faire perdre beaucoup de temps ˆ un Žlectricien. Toujours plus fort pour faire les pieds ˆ l'Hyper: en foutre plein la panse ˆ son caddie de surgelŽs et l'abandonner l‰chement en ignorant ses petits cris ŽplorŽs avant d'emprunter la sortie sans achats. OK, vous en avez pour dix minutes ˆ accumuler le fatras consŽquent , mais on n'a rien sans rien. FŽlix, qui est inŽbranlablement plus positif, a (entre autres dŽfis ˆ la vie chre) bricolŽ une prise secteur pour l'appareil auditif de grand-pre Hyacinthe. Il peut ainsi se brancher sur 220V quand il reste chez lui et Žcouter Johnny Dodds comme au bon vieux temps. Of course, son autonomie se trouve rŽduite ˆ la longueur du fil que mon frre a utilisŽ pour son dispositif (celui de la vieille friteuse, mais FŽlix est allergique aux fritures). La lutte contre le gaspillage mŽrite bien ces sacrifices. *84 ARGENT+ENVIE &10 PETIT DEJ PERE =0 Papa Žtait fonctionnaire, il faisait les trois-huit de huit ˆ seize. Gardien qu'il Žtait, gardien du mtre-Žtalon. C'Žtait son c™tŽ Super-Dupont. Je l'avais vu une fois, sans vraiment comprendre que j'entrais dans le secret des dieux de la matire et de la relativitŽ. Ca brillait. Quand mes copines me demandaient comme c'Žtait, je rŽpondais en Žcartant les mains "Au moins grand comme a!" et je disais qu'il le rapportait toutes les semaines ˆ la maison pour que Maman l'astique. En plus d'un mtre, elles auraient avalŽ n'importe quelle couleuvre. Et tous les mistouflets de mon ‰ge, en plus d'tre pilote de chasse ou cosmonaute, broutaient d'envie de garder les Žcuries du mtre-Žtalon. Il Žtait vachement fortiche, mon papa. Bien entendu, cette grande verge de carbure de tungstne est tombŽe en dŽsuŽtude. Et Papa de se recycler comme pompier de service dans un thŽ‰tre. Guetter la flamme au balcon permet de se cultiver et de rester relativement indŽpendant. Presque un free-lance d'incendie. *84 ARGENT+ENVIE &10 PETIT DE PERE =0 Je ne pense pas, ˆ payer une attention rŽtrospective ˆ mon passŽ, que les Žmoluments de Papa aient ŽtŽ aussi squelettiques que Maman l'affirmait. Os pour os, on avait quand mme de quoi payer l'entrec™te. Maman n'avait jamais voulu tre ni infirmire, ni mre au foyer. Elle aurait voulu tre cŽlbre. A quoi bon lui expliquer que le mŽtier est trs mal couvert par la sŽcuritŽ sociale et ne possde mme pas de carte professionnelle? Elle aurait bien voulu tre riche aussi. Mais un peu. Elle le reproche encore ˆ Papa, qui rŽpte inalinablement "Tss, tss, tss... Ne parle pas d'argent devant les enfants". Etre riche et cŽlbre? C'est payer plein d'imp™ts, devoir crŽer une fondation ˆ son nom pour aider ceux qui rvent d'tre ˆ votre place et tre obligŽ de prendre le RER en premire classe pour rester tranquille... Comme disait JosŽphine, tre riche passe encore, mais avoir de l'argent, non! C'est la raison pour laquelle, ˆ chaque fois que Tina Turner passe ˆ la tŽlŽ, j'exhorte Maman ˆ ne pas s'apitoyer sur son sort. "Regarde ce que tu serais devenue si tu avais fait du rock'n roll!" Je pense lui Žviter des regrets, et je lui redonne foi en son fol espoir: A chaque fois que Tina Turner passe ˆ la tŽlŽ, Maman se dit que mme ˆ son ‰ge, rien n'est perdu... Aujourd'hui, FŽlix travaille dans le new-age, il fabrique des lunettes pour troisime Ïil. Ou quelque chose d'approchant. JosŽphine est institutrice. Elle enseigne ˆ des enfants comment rŽussir mieux qu'elle dans la vie. Elle refuse de me l'avouer, mais elle a du voir Jules Ferry dans une de ses transes. Papa est toujours aussi beau qu'avant. Et Maman nous fera tous ˆ d”ner dimanche. Jocelyn rentre tout ˆ l'heure. Grand-Pre Hyacinthe est vieux. Que peut-il bien devenir d'autre maintenant? Et moi, et moi, je sais que je suis belle comme Lil Hardin. Il me l'a dit... ...FIN